L'assassinat d'Hicabi Bey - Alper Canigüz
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Alper Kamu, cinq ans, détective
Alper Kamu est un curieux petit garçon qui s’est promis de résoudre un meurtre commis dans son quartier à Istanbul. Il a trouvé Ertan le Timbré à côté du cadavre encore chaud d’Hicabi Bey, policier à la retraite, la télévision allumée à plein volume, mais le cinglé du voisinage était plutôt là pour regarder l équipe du Besiktas perdre en Ligue des champions. Déjà tête à claques d’existentialiste, Alper le désormais détective va sécher la maternelle et balader son revolver en plastique Dallas Gold dans une mégapole bigarrée, pleine d amantes fatales, d épiciers lyriques et de directeurs sournois...
Voilà ce que vous pouvez lire sur la quatrième de couverture. Quelle claque, ce roman, drôle, intelligent, une cure de jouvence, un vent de fraîcheur, ça ne ressemble à rien d’autre, c’est d’une audace et d’une originalité folle, ça fait un bien fou.
« A cinq ans, on est au cœur de l’âge mûr. Ensuite commence la chute ». Telle est la première phrase du livre. A la veille de fêter ses cinq printemps, Alper a déjà remporté une bataille majeure. Persuader ses parents de ne plus l’envoyer à la maternelle en usant de stratagèmes et de subterfuges plus tordus et retors les uns que les autres. Une des vraies raisons, il nous la confie à nous, lecteurs : « Rendez-vous compte, on réclamait de moi, Alper Kamu, fervent admirateur de Chostakovitch que je m’époumone sur l’air de Il était une bergère ». En désespoir de cause, son père rendra la sentence salvatrice avec ces jolis mots : « Qu’ils aillent se la mettre où je pense, leur maternelle de merde ! » Ne croyez pas pour autant qu’il snobe les activités propres aux enfants de son âge ; il aime jouer au foot avec ses copains de quartier, se bagarrer avec les bandes rivales, jouer aux billes. Tenez, il y a Celal le Rouge et Cemalettin, inséparables, ces deux-là. Alper décrit Cemalettin comme suit : « Il a constamment la morve au nez, au point qu’une route fluviale s’est creusée entre ses narines et sa lèvre supérieure. A croire qu’il entretient un élevage d’escargots. » Les enfants de son âge, il les comprend mais c’est plutôt le comportement de ces soi-disant adultes qui le désole.
Sa mère et son père sont tous deux employés à l’administration, Alper les aime comme ils sont, c’est-à dire enferrés dans une routine qu’il ne peut que constater et regretter. Alper, lui, la routine, ce n’est pas son truc, normal, me direz-vous pour un enfant qui vient de souffler ses cinq printemps. Un soir, alors qu’il discute le bout de gras avec Alev Abla une voisine de quatorze ans son aînée, tous deux assis sur un tapis trop petit pour abriter leurs quatre fesses, Alper entend un vacarme épouvantable en provenance d’un appartement de l’immeuble d’en face : par la fenêtre éventrée, un tas d’objets hétéroclites, TV, cadres, vases atterrissent dans un énorme fracas sur le trottoir. Sans réfléchir, Alper se précipite dans l’immeuble et grimpe quatre à quatre les escaliers qui mènent à l’appartement incriminé. Il sera le premier à constater que son propriétaire, HicabiBey, commissaire à la retraite a été égorgé, d’une part et que son assassin probable est Ertan le Timbré, présent sur les lieux et qui « déménage » les meubles à sa façon, d’autre part. Témoin d’un meurtre à cinq ans, ce n’est pas banal, tout de même…
L’annonce, non faite à Marie mais à lui, Alper, cinq ans par le directeur de l’administration, Erdogan Bey de muter son papa à Erzurum est un autre événement marquant dans sa jeune existence. Lui sait mieux que quiconque l’attachement de son papa à ce quartier de Besiktas. Il y a ses amis, son bistrot, ses habitudes.
Tout au long de ce roman à la fois noir et drôle, tendre et burlesque, grave et léger, vous croiserez des personnages attachants ou non mais tous formidablement brossés. Yakup, l’épicier, sorte d’aspirateur à ragots et potins en tout genre ; Erdogan Bey, le directeur du père d’Alper, un type sournois, celui-là même qui menace d’envoyer toute la famille à Erzurum ; Gazanfer, un loubard de dix-huit ans qui, personne ne sait comment, a réussi à dresser les deux chiens errants les plus galeux du quartier pour en faire ses esclaves et les lance aux basques des mioches terrorisés. Et qui est Ruhan Bey, cet étrange voisin quadragénaire déguenillé qui vit dans une maison sans fenêtres qu’il a calfeutrées avec des cartons ? S’il n’y avait ce meurtre, on dirait que c’est un quartier sans histoire. Mais meurtre il y a et Ertan le Timbré est un coupable idéal un peu trop vite désigné. Alper Kamu, cinq ans, détective veille au grain. Et croyez-moi, c’est une histoire bien sordide qui se cache derrière ce meurtre sauvage.
Je ne peux décemment vous planter là sans vous citer cette phrase magnifique page 177. Le père d’Alper et quelques amis s’enivrent à grandes lampées de raki dans un bouge de Besiktas. L’un d’eux, qui a l’alcool un peu triste, raconte une anecdote à arracher des larmes à un crocodile et s’en excuse. L’un des présents lui dit : « Ce n’est pas grave…Pour s’amuser, on peut toujours aller au théâtre. De toute façon, on vient ici pour boire notre souffrance… ».
Et pour vous démontrer qu’Alper Kamu est bien un petit garçon comme les autres, voici ce qu’il nous dit à la page 132 : « …Pour pallier l’insoutenable vide en Lui, Dieu a créé l’univers. Il a dispersé les planètes dans l’univers, la terre parmi les planètes, la vie sur terre et les humains dans la vie. Mais il n’a rien trouvé à mettre dans les humains… ». Beau, non ?
J’espère humblement vous avoir donné l’envie de lire ce polar pas comme les autres. Et si le plaisir n’était pas assez grand, scrutez la couverture, elle est superbe !
Né à Istanbul en 1969, Alper Canigüz y a passé une enfance remplie de bagarres et de livres. Après des études de psychologie à l’université du Bosphore, il a fait paraître son premier roman, Doux rêves. L’Assassinat d’Hicabi Bey est son deuxième roman et Une fleur en enfer, son troisième. Tous trois sont disponibles chez Mirobole Éditions.
L’assassinat d’Hicabi Bey
Traduit du turc par Célin Vuraler
Éditions Miroboles 2014