Rien ne se perd - Cloé Mehdi
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Selon Lavoisier, Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Si rien ne se perd et que rien ne se crée, l’air dans la pièce devient vicié, irrespirable, nauséabond au point de se transformer en un mélange toxique, hautement explosif. C’est ce qui se produit dans cette histoire profondément triste, profondément noire sublimée par l’écriture de Cloé Mehdi. Mon premier choc est d’apprendre que l’auteure n’a que vingt-quatre ans. Il est tout bonnement époustouflant et prodigieux de faire preuve à cet âge d’une telle maîtrise, d’une telle justesse, d’une telle créativité tout en évitant les pièges inhérents au sujet traité et j’y viens, aux thèmes abordés et à l’intrigue.
Mattia Lorozzi, 11 ans, vit avec Zé, son tuteur, 24 ans et avec sa petite amie, Gabrielle. Ces trois personnages m’ont tendu la main que j’ai prise et que ne n’ai pas lâchée même le livre refermé, à contrecœur. Tous trois ont un passé lourd, très lourd. Mattia est orphelin de père ; son père Ryad Younès, s’est suicidé par pendaison dans la chambre qu’il partageait avec Zéphyr Palaisot (Zé) à l’hôpital Charcot. Mattia avait cinq ans. Charcot, un nom qui fait frémir quand on parle psychiatrie. Le père de Mattia a fait promettre à Zé de s’occuper de son fils, c’est ainsi que Zé est devenu son tuteur légal.
Il vous semble certainement étrange et improbable que le sort d’un gamin soit confié à un jeune adulte ayant séjourné dans un hôpital psychiatrique. Certes. Je vous dois une explication. Fils d’un substitut du procureur et d’une juge à la cour d’appel, Zé était un élève brillant avec un QI supérieur à la moyenne. L’incident s’est produit alors qu’il était en 2ème prépa de maths spé. Un jour de mars, sur l’heure du midi, il se retrouve seul avec Émilie Vauquier dans une salle ouverte par la direction pour permettre aux élèves de réviser. Alors que la jeune fille lui demande s’il y a des fautes dans les équations qu’elle vient de faire au tableau, Zé lui indique ses erreurs ; pendant qu’il lui parle, la jeune fille se dirige vers la fenêtre et l’instant d’après, elle n’est plus là. Seuls les cris en contrebas témoignent du drame qui vient de se nouer ; quarante-huit heures de garde à vue avant d’être innocenté mais innocent, Zé a le sentiment qu’il ne le sera jamais plus. Il retourne en cours, croise le regard de ses camarades et comprend que tout cela ne l’intéresse plus ; s’en suit une longue descente et ce séjour à Charcot où le père de Mattia trouvera les mots qui vont lui permettre de rebondir. Zé, magnifique personnage.
Mattia a 7 ans quand il attente à ses jours en se tranchant les veines. Un geste que sa mère, Amélia ne peut supporter ; la conséquence immédiate pour Mattia est de voir son éducation confiée à Zé. Pas facile pour le gamin de voir en Zé une référence, un modèle. Celui-ci est gardien de nuit dans une grande surface, un job alimentaire. Passionné et féru de poésie, Zé aime Gabrielle qui n’en finit plus de se suicider ; personne ne sait ce qui ne va pas chez elle, personne ne comprend. Mattia dit : « Elle ne sera pas heureuse tant qu’il y aura encore une personne malheureuse sur terre ». Du haut de ses onze ans, Mattia a une conscience aigüe des êtres qui vivent avec et autour de lui et du poids des douleurs et des maux qu’ils trimballent. Onze ans, un âge où l’on a encore pleinement le droit d’être insouciant et d’avoir des préoccupations beaucoup plus légères. Pour Mattia, la vie en a décidé autrement, il a mûri plus vite que les autres enfants de son âge. Un événement survenu avant sa naissance va refaire surface dans cette petite ville avec sa cité des Verrières, ses barres d’immeubles de trente étages en passe d’être aujourd’hui réhabilitées. Saïd Zahidi, un adolescent de quinze ans a été tué par un policier lors d’émeutes. Les caméras de vidéosurveillance ont révélé qu’il y avait eu intention de tuer et pourtant, la réponse judiciaire qui tombe au bout de trois ans est l’acquittement du policier. Le sentiment d’injustice et surtout de réparation ressurgit sous formes de tags et de graffitis. Le père de Mattia était éducateur dans ce quartier, un homme trop impliqué dans son métier ; il connaissait bien la victime et ne se remettra jamais de cet acte délibéré ; pression, dépression, établissement psychiatrique, destination Charcot, suicide.
Au-delà du trio magique Zé, Mattia et Gabrielle, le lecteur croise la route de personnages plus discrets mais à la contribution indispensable à l’ambiance et l’atmosphère du roman ; il y a Nouria, la psychologue de Mattia, caisse de résonnance humaine aux états d’âme du jeune garçon ; Gina, la sœur aînée de Mattia, qui réapparaît subitement entre deux voyages à l’étranger, Stefano, demi-frère de Mattia, la trentaine, chirurgien.
Dans l’ombre on voit œuvrer les services sociaux, on voit aussi des individus inquiétants, des policiers sans doute, qui tournent autour de Mattia pour mieux approcher Zé mais pourquoi ?
J’ai été dérouté par le final du roman qui jette un énorme pavé dans la mare, un pavé interpellant, dérangeant mais en fin de compte, nous savons, vous et moi, que Rien ne se perd.
Je suis complètement tombé sous le charme de l’écriture de Cloé Mehdi, subjugué par cette capacité qu’elle a de restituer avec une justesse et une sensibilité que j’ai rarement rencontrées les émotions, les états d’âme de ses personnages. Elle a dû s’immerger complètement dans ses personnages pour leur donner cette puissance, cette force d’évocation qui m’a touché de plein fouet. Un talent fou, une maîtrise impressionnante, un livre, j’en fais le serment, que je relirai avant la fin de l’année.
Si Cloé Mehdi m’était inconnue avant ce livre, sachez qu’elle a remporté le prix du premier roman policier de Beaune en 2014 avec Monstres en cavale que je vais me procurer très vite.
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Rien ne se perd
Cloé Mehdi
Éditions Jigal 2016