Tu n'auras pas peur - Michel Moatti

Publié le par Jean Dewilde

 

Derrière ce titre qui sonne comme un thriller pur et dur se cache une histoire effroyable. Le titre prend d’ailleurs toute sa signification après que le lecteur a achevé le roman, à moins que ce ne soit l’inverse. A l’origine, un fait réel à partir duquel l’auteur a développé une fiction qui elle-même se nourrit de faits authentiques.

Il ne faut pas dix pages pour plonger dans l’univers de ce thriller très sombre et glauque et qui te clouera, lecteur à ton fauteuil comme l’est Horace McFarlane dans le préambule. Mais ton fauteuil te paraîtra bien confortable par rapport au siège d’avion auquel est scotché le malheureux. Si je te tutoie, lecteur, c’est pour te présenter une jeune femme qui t’accompagnera pendant ta lecture. Elle s’appelle Lynn Dunsday, 31 ans, journaliste au Bumper depuis quatre ans et dans le métier depuis neuf ans. Le Bumper est un site d’information sur Internet et Lynn en est devenue la journaliste vedette, une sorte de mini-diva pour une foule de fans online. Lynn tutoie son lecteur, le prend à partie. Côté sentimental, il n’y a pas grand-chose dans sa vie, il n’y a surtout pas beaucoup de place. Nourrir un site d’information sur le Net exige une totale disponibilité et un temps de réaction ultra rapide. Et Lynn est les deux : disponible et rapide. De toute façon, comme le rappelle Tony Grant, le directeur du Bumper : « On ne sort pas un Bumper par jour ; on sort autant de Bumper qu’il y aura d’infos dans nos foutues vingt-quatre heures ». Du vécu, du terrain, de l’exclu pour la cible : les 20-35 ans, urbains et connectés. Fragile et forte à la fois, Lynn est tout le temps sur le pont, constamment sous pression. Elle mange mal, boit trop et le sait. Cette frénésie professionnelle, cette absolue nécessité de traquer l’info cache cependant une angoisse qui se matérialise dans un rêve récurrent où elle n’est plus qu’une toute petite fille perdue dans un espace immense, apeurée et atterrée.

Le pendant professionnel masculin de Lynn s’appelle Trevor Sugden. 60 ans, divorcé, sans enfant, un chien, un labrador de 11 ans, Puck. Proche de la retraite, il écrit à l’ancienne pour un journal au format original, vendu au prix immuable d’une livre, publié quatre soirs par semaine sur Londres et diffusé à quinze ou vingt mille exemplaires selon les jours. The Broadway Sentinel. Lui a renoncé à l’alcool depuis des années et carbure au café. Ils ont l’un pour l’autre une grande affection, du respect et beaucoup de tendresse, celle d’un père pour sa fille et d’une fille pour son père.

A deux, ils vont couvrir une enquête hors du commun, une enquête visant un tueur particulièrement cynique, cruel, froid et inventif. En effet, celui-ci reconstitue avec la plus grande minutie et la plus grande rigueur des scènes de crime franchement atroces avant de les diffuser sur le Net. Le premier cadavre qu’ils auront sous la dent n’est pas la reconstitution d’un meurtre mais bien d’un crash aérien, celui du chanteur noir américain Otis Redding en décembre 1967, dont le Beechcraft s’est abîmé dans le lac Monona, dans le Wisconsin. Le corps du chanteur, toujours fixé à son siège par la ceinture de sécurité a été repêché par les plongeurs de la police. Mémoire et intuition ont permis au vieux journaliste de faire le lien entre cet illustre inconnu immergé dans ce minuscule lac artificiel, Le Lower Lake, scotché par du ruban adhésif à son siège et son illustre prédécesseur. Pour lui et son ami, le superintendant de la police, Philip Davis, ce premier meurtre est une menace et en annonce d’autres.

La deuxième reconstitution sera bien celle d’un meurtre perpétré au Mexique, celui d’une jeune journaliste, Claudia Guttierez, dont le corps torturé et le visage découpé au rasoir, permettant aux traits de rester parfaitement identifiables, a été recousu sur un ballon de football et déposé devant la mairie d’Hermosillo, dans l’état de Sonora. Pour sa reconstitution, le tueur a choisi la ville de Bornemouth, son hôtel Sonora pour faire plus vrai et après avoir découpé le visage de sa victime, il l’a punaisé sur une tête en polystyrène retrouvée sur le plateau d’un pick up à cent mètres du Sonora. Il a bien entendu mis en scène, filmé et diffusé sur le Net le martyr de la jeune femme.

Vous n’avez pas fini de ne pas rire et je ne vais certainement pas tout vous raconter. Celles et ceux qui connaissent l’auteur savent qu’il n’y a aucune gratuité dans la violence qu’il décrit. Au travers des deux journalistes, Lynn et Trevor, il dresse le constat de l’exhibitionnisme forcené des médias, la toute puissance du scoop, du buzz et de l’exclu. On montre tout quitte à retirer ensuite, l’essentiel étant d’avoir montré. Des sites comme Bestgore ou Documentingreality sont parfaitement légaux. Pire, comme le souligne l’auteur dans ses notes titrées Derrière le roman, certains média d’information classique diffusent en intégralité sur leurs pages Web des images censurées ailleurs.

Les personnages de Lynn Dunsday et Trevor Sugden sont épatants. Ils portent l’intrigue à bout de bras. Rivaux, ils n’en sont pas moins complices. L’auteur les décrit comme deux générations, deux moments d’une même exigence : celle d’un journalisme désireux de révéler sans salir.

Tu n’auras pas peur est un thriller qui envoûte et fascine. Nous sommes en janvier, en Angleterre, il fait froid, il pleut beaucoup, il neige aussi et le vent est glacial ; il fait sombre, très sombre, quasi tout le temps ;  Seules les lueurs émises par le MacBook Pro et le téléphone portable de Lynn donnent un peu de lumière à l’ensemble. Michel Moatti est passé maître dans l’art de plonger son lecteur dans une atmosphère et de l’y enfoncer.

Si Lynn Dunsday devait t’adresser un message, elle te dirait : toi, lecteur, tu n’auras pas besoin de ruban adhésif pour rester collé à ton siège. Et elle a raison.

Et moi, je ne peux que te conseiller la lecture des somptueux Retour à Whitechapel http://jackisbackagain.over-blog.com/article-retour-a-whitechapel-michel-moatti-115881601.html et Blackout Baby http://jackisbackagain.over-blog.com/2014/10/blackout-baby-michel-moatti.html d’autant qu’ils sont tous deux disponibles aux éditions 10-18, collection Grands Détectives.

 

Tu n’auras pas peur

Michel Moatti

HC Éditions 2017

 

 

Publié dans Le noir français

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B
Salut Jean,<br /> Hum, une question basique me vient à la lecture de ton texte. Comment peut-on dénoncer "l’exhibitionnisme forcené des médias" tout en s'en servant pour écrire un thriller exhibitionniste ? <br /> Tu as deux minutes... Amitiés.
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J
Mon cher Bob,<br /> <br /> Je m'en tire par une pirouette qui, bien réfléchi, n'en est pas une: ambiguïté est le mot qui me vient à l'esprit. Amitiés.
V
Mon bon Jean,<br /> Je n'ai encore rien lu de cet auteur. Et apparemment il mérite que l'on s'y intéresse. Il va bien falloir que je me penche sur son cas, en commençant par un de ceux que tu cites en fin de chronique.<br /> Amitiés.
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J
Mon ami Vincent,<br /> <br /> Retour à Whitechapel est selon moi un roman formidable. Atmosphère, description de l'époque, personnages, une réussite. Bonne lecture. Amitiés.