Le dernier rêve de la raison – Dmitri Lipskerov – Agullo Éditions 2018

Une expérience littéraire sans précédent. J’ai adoré cette lecture et le bouquin trône désormais sur ma table de chevet. Relire et redécouvrir un passage avant de tomber dans les bras de Morphée, tel est mon réflexe salvateur quasi quotidien. Car ce roman, hautement jubilatoire et qui taquine notre réflexion tout du long, pourrait tout aussi bien s’intituler La Comédie humaine chère à Balzac. Mais de grâce ne changeons pas le titre, il est inégalable. Le dernier rêve de la raison – je me dois de vous avertir que ce n’est ni un polar, ni un roman noir, puisque l’essentiel de mes lectures chroniquées sur mon blog touchent au polar et roman noir – est une fresque qui jongle avec le noir, le fantastique, le rêve, le comique, le polar, sans cloisonnement aucun. Le ton peut être badin ou grave, rêveur, ironique, tragique, l’auteur passe de l’un à l’autre avec une maîtrise qui impressionne. Beaucoup d’entre vous qui l’avez lu ou qui le liront auront, je pense et je l’espère, la même réflexion que moi : « C’est un grand livre, une œuvre qui compte, un livre qui vous fait vous sentir vivant ».
Je ne me risque pas à vous livrer un résumé, c’est impossible, tout simplement. Je vous soumets les quelques lignes qui ornent la quatrième de couverture avec le risque, assumé, de perdre les plus poltrons et les plus timorés d’entre vous.
Ilyassov le Tatare est un vieux vendeur de poissons solitaire et mutique, dont les seuls confidents sont ses chers silures. Il vit dans le souvenir de la belle Aïza, son unique amour, qui s'est jadis noyée sous ses yeux. Or par une nuit d'hiver, Ilya se transforme en poisson, première d'une série de métamorphoses qui lui permettront, chacune, de retrouver brièvement sa bien-aimée avant de la perdre à nouveau.
L'inspecteur Sinitchkine est chargé d'enquêter sur la disparition d'Ilya, que l'on s'imagine assassiné, malgré l'absence de cadavre. Mais Sinitchkine est bien plus préoccupé par ses cuisses qui enflent, enflent, enflent... comme si elles s'apprêtaient à enfanter.
Ilyassov le Tatare et Vladimir Volodia Sinitchkine ne sont pas les deux seuls personnages remarquables du roman mais ils sont ceux qui provoquent l’apparition de tous les autres. Ilyassov ressemble beaucoup à n’importe quel héros de tragédie grecque, dans sa quête obstinée, obsédée et absolue d’Aïza. Sinitchkine, lui, a des préoccupations beaucoup plus terre à terre, mettez-vous un instant à sa place. Des cuisses qui frottent l’une contre l’autre à longueur de journée provoquant irritations et gerçures, ça plombe votre quotidien. Et ce ne sont pas les onguents appliqués avec amour et habitude par son épouse, Anna Karlovna qui lui redonnent le moral. Le capitaine Sinitchkine, plein d’apitoiement pour lui-même, enquête dans un des secteurs les plus pauvres de la ville, constitué pour l’essentiel d’une décharge, d’une espèce carrière remplie d’eau et d’habitations à bas prix, des barres d’immeubles. Et bien entendu, il s’y passe des choses étranges ; à commencer par ce gang de corbeaux qui s’attaquent à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un être humain. Cette carrière pleine d’eau est aussi le terrain de pêche de Mykine et Mitrokhine, deux hommes somme toute ordinaires qui pourraient passer pour des amis quand ils ne se tapent pas sur la gueule pour un oui, pour un non ; ils ne se souviennent d’ailleurs jamais de l’origine de leurs querelles.
Ilyassov le Tatare n’est en rien à l’origine de ses métamorphoses, il les subit, ce qui lui inspire cette réflexion : « Je dois être l’homme qui souffre pour les autres. La femme que j’ai aimée d’un amour infini est morte plusieurs fois, des corbeaux ont déchiqueté mes enfants sous mes yeux, on m’a coupé le pied, on a torturé l’être que j’aimais, le silure…Oui, je souffre pour autrui. Mais ce n’est pas moi qui ai choisi ces tourments, quelqu’un d’autre en a décidé à ma place, sans me demander si je voulais prendre sur moi les souffrances des autres gens et si j’étais en mesure de les supporter… ».
Je ne résiste pas à vous proposer ce dialogue qui met en scène l’inspecteur Sinitchkine et son épouse, Anna Karlovna. Celle-ci a découvert le matin-même dans la neige, devant chez eux, un bébé, un petit garçon, tout nu. Nous, les hommes, en prenons pour notre grade.
- Un enfant trouvé, conclut Sinitchkine. Une alcoolique l’a mis au monde et l’a abandonné dans la nature.
- Un enfant trouvé, et alors ? Ça nous est bien égal !
- Il faut régler cette affaire, dit la capitaine, et il resta songeur. Trouver sa mère et engager des poursuites contre elle.
- Pas question ! le coupa soudain sèchement Anna Karlovna. L’enfant va rester avec nous.
- Mais tu comprends pas que c’est pas des choses à faire ? C’est un délit !
- Je m’en fiche ! C’est Dieu qui nous a envoyé cet enfant. Et on va le garder.
- Non ! martela l’inspecteur.
- Si, protesta doucement sa femme. Ou alors je te quitte !
- Tu iras où ? s’inquiéta Volodia.
- J’irai chez ma mère. Je veux un enfant !
- C’est pas de ma faute, fit Sinitchkine, d’une voix caressante. J’aime les enfants de toute mon âme, je voudrais plein de garçons et de filles. Mais ça marche pas chez toi…Il y a quelque chose dans ton organisme qui fonctionne pas.
- J’ai fait des tas d’examens, sourit tristement sa femme. Et à chaque fois, on m’a dit que tout était en ordre : allez-y, vous pouvez avoir autant d’enfants que vous voulez !
- Ben, alors, pourquoi t’en a pas eu ?
Son mari écarta les bras en signe d’étonnement.
- Il se trouve que l’homme aussi a un rôle à jouer dans le processus de conception.
- On a fait la chose deux fois par jours ! Quand on était jeune, je t’ai jamais refusé la bagatelle.
- J’ai fait analyser ta semence…On m’a dit qu’ils étaient pas aptes, tes…ces…(Anna Karlovna fit frétiller son doigt comme un petit serpent.)…tes têtards, acheva-t-elle. Et ça se soigne pas.
Ce livre est un feu d’artifice à chaque page, l’auteur réussit à mettre le doigt et les mots sur chacune de nos émotions, de nos faiblesses et de nos angoisses. A commencer par la plus grande de toutes : l’angoisse de la mort.
S’il égratigne la société russe avec férocité, c’est bien notre monde que Dmitri Lipskerov passe à la ponceuse, nos petites vanités, nos grandes mesquineries, les mauvais choix que nous nous escrimons à reproduire à l’infini. C’est de la vie que nous parle cette immense farce dont nous sommes assurément les dindons. Le dernier rêve de la raison est un livre qui peut se lire en boucle à l’infini tant les strates de lecture sont nombreuses et quasi inépuisables. Je conclurai cette chronique par une interrogation. Et si l’orgueil était cette chose qui laisse l’être humain tellement désemparé ?
N’oublions pas que traduire, c’est aussi écrire et à cet égard, la traduction de Raphaëlle Pache est tout simplement sublime.
Chapeau aussi à Nadège Agullo pour avoir dégotté un si beau texte et pris le pari de l’éditer.
Le dernier rêve de la raison
Titre original : Poslednii son razuma
Traduit du russe par Raphaëlle Pache
Agullo Éditions (janvier 2018)