Sans lendemain - Jake Hinkson
Voici déjà le troisième roman de Jake Hinkson, après l’exceptionnel L’enfer de Church Street (http://jackisbackagain.over-blog.com/2016/10/l-enfer-de-church-street-jake-hinkson.html) et L’homme posthume, que je n’ai pas compris et qui ne m’a donc pas touché. Trois romans noirs édités chez Gallmeister.
Sans lendemain est un roman noir assez court mais pourquoi faire long quand tout est dit en un peu plus de deux cents pages à peine ? « N’allez pas dans l’Arkansas, me dit le propriétaire du cinéma à Kansas City. » C’est la première phrase du livre et elle s’adresse à Billie Dixon. Nous sommes en 1947. Billie est une jeune femme tout à fait attachante dont la vie n’a pas débuté sous les meilleurs auspices. Son père a quitté sa mère avant sa naissance et pour se venger de lui, sa mère lui a donné le prénom de son père, William (diminutif Billie) avant de l’abandonner sur le perron de sa belle-mère. Mauvais départ. Elle bosse pour la Producer’s Releasing Corporation qui produit des films de seconde zone et est chargée de fourguer la camelote jusqu’au fin fond du Missouri, de l’Arkansas et du Tennessee.
Trouver le cinéma dans la petite ville de Stock’s Settlement n’est pas difficile. Il n’est pas difficile non plus de trouver son propriétaire, Claude Jeter qui envisage de mettre la clé de sa salle obscure sous le paillasson. Le responsable ? L’homme d’église du coin, un pasteur aveugle répondant au nom d’Obadiah Henshaw. Ce dernier a décrété que les films étaient l’œuvre du diable.
L’ÉGLISE BAPTISTE DU TABERNACLE RACHETÉ PAR LE SANG. Ça fait peur, non ? Billie Dixon a bien une idée pour faire en sorte qu’Eureka – ainsi se nomme le cinéma – rouvre ses portes. Il lui semble assez judicieux d’aller trouver le pasteur, elle ne doute pas un instant de pouvoir le convaincre que les films que sa boîte propose ne vont pas à l’encontre de la morale. Le pasteur étant aveugle, les salles obscures ne l’intéressent pas vraiment mais surtout, c’est un baptiste pur et dur. Billie comprend que sa démarche est aussi vaine que dangereuse et rebrousse chemin non sans avoir salué la très jolie femme du pasteur, Amberly. Une poignée de mains brève, furtive, intense.
Ne pas aller dans l’Arkansas était sans doute de bon conseil, ne pas y retourner aurait été un avertissement plus salutaire encore mais il n’y a eu personne pour le lui adresser et Billie n’avait aucune raison de l’entendre. Car elle a quitté Stock’s Settlement le lendemain de sa visite au pasteur avec ses films plein la bagnole pour retourner en Californie. A-t-elle perçu un danger chez la femme du pasteur ou chez le pasteur lui-même ? Pourtant, quelques mois plus tard, elle reçoit une lettre de Claude Jeter, le propriétaire du cinéma, l’informant que le pasteur Henshaw a levé son interdiction de projeter des films assortie d’une condition : il veut parler à Billie. De quoi ? Claude Jeter ne le mentionne pas et Billie ne se pose pas même la question tant l’envie de revoir Amberly est irrésistible.
Tout comme dans L’enfer de Church Street, l’auteur place ses personnages devant des choix impossibles ou plutôt devant un choix de départ en apparence anodin. Dans L’enfer de Church Street, ce n’était pas tout à fait vrai dans la mesure où le frère Webb séduisait une mineure d’âge. Ici, l’attirance mutuelle qu’éprouvent Billie et Amberly concerne deux adultes. Mais dans le Sud des États-Unis, en 1947, une relation entre deux femmes n’était rien d’autre que le signe d’une dépravation morale extrême, inadmissible, inavouable et impardonnable. Et l’auteur de nous raconter la descente aux enfers de ces deux femmes qui ne sont plus rien, même pas des pécheresses aux yeux du fondamentalisme religieux en vigueur à l’époque. Point question de rachat. Par ailleurs, je ne suis pas certain que les choses aient beaucoup évolué dans les milieux baptistes et méthodistes aujourd’hui.
Il est sans doute utile de rappeler d’où vient cette rage de l’auteur contre les religions de tout poil. Jake Hinkson est né en 1975 en Arkansas, Son père était charpentier et diacre dans une église évangélique, sa mère secrétaire dans une église. Avec ses deux frères, il a grandi dans une famille stricte, baptiste, du Sud des États-Unis, ils allaient à l’office trois fois par semaine. Comme si cela ne suffisait pas, il aggrave son cas durant sa première année de fac en adhérant à l’Église pentecôtiste ultra orthodoxe. Ce n’est que quatre ans plus tard qu’il tourne définitivement le dos à l’église.
Sans lendemain est un pur roman noir. On ne rit pas et l’humour, présent par moments, ne réussit qu’à nous arracher un rictus. C’est une mélopée, un chant beau et tragique, l’affirmation par l’absurde que la tolérance, l’amour et la bienveillance sont la seule et unique parade à l’obscurantisme, aux dogmes et rites proclamés voire autoproclamés par des individus enivrés d’eux-mêmes et soucieux d’asseoir leur autoritarisme.
Sans lendemain est aussi le portrait d’une jeune femme résolument moderne, sans a priori ni préjugés, curieuse, enjouée et spontanée. Il n’y a aucune place pour elle dans cet univers où les gens préfèrent la religion au cinéma.
Un très beau texte, magistralement traduit par Sophie Aslanides.
Sans lendemain
Titre original : No Tomorrow
Traduit de l’américain par Sophie Aslanides
Jake Hinkson
Éditions Gallmeister 2018