Jaune soufre – Jacques Bablon – Éditions Jigal

Publié le par Jean Dewilde

 

Avant même de les faire vivre sous son incroyable plume, je soupçonne l’auteur de jeter ses personnages dans l’huile de friture, de les passer à la moulinette. Ils semblent en effet déjà tellement amochés au moment où nous faisons leur connaissance que l’auteur a dû préalablement leur réservé un traitement spécial. Une façon de dire que nous ne naissons pas tous égaux ?

Sinon, comment expliquer que Caroline Severini, jeune parturiente de seize ans à peine, profite de son séjour en obstétrique pour aller trucider Anthony Grondin, 46 ans, célibataire, père de deux enfants mais déchu de ses droits parentaux. Certes, ce dernier n’était ni ange ni saint et battait la mère de Caroline comme plâtre mais flinguer un homme à bout presque touchant suppose une détermination et des dispositions particulières. Vous n’êtes pas de cet avis ? Le sieur Grondin était père de Warren  et Marisa, de deux ans sa cadette. L’un comme l’autre sont aussi émus qu’une stèle funéraire quand les gendarmes viennent leur annoncer le décès du paternel. Je ne peux clore ce paragraphe sans vous annoncer que c’est un garçon qu’elle a mis au monde, la Caroline. Elle l’a prénommé Rafa, attention, ne dites pas et n’écrivez pas Raph, la jeune mère est susceptible.

Depuis ses vingt ans environ, Warren Grondin, qui a grandi dans un foyer sur la côte Ouest, éprouve le besoin irrépressible d’interroger sa généalogie. Pas de père, mère morte de maladie prématurément. L’administration lui annonce qu’il a une demi-sœur. Il ne sait pas s’y prendre, tergiverse, abandonne, reprend ses recherches fastidieuses, renonce à nouveau. A quarante ans, sa motivation est suffisamment forte et stable pour qu’il parte à la rencontre hypothétique de sa frangine. Il a emprunté pour l’occasion un deux-roues, une Triumph Bonneville 865.

Au moment où Warren se met en route, Rafa débute sa première journée comme employé de station-service. Il a 26 ans. Caro s’est saignée à blanc pour lui payer une école d’ingénieur après le bac. Spécialité : génie industriel de l’environnement. Mais la crise a fait en sorte qu’il n’a pas trouvé d’emploi à la mesure de son diplôme. D’où le boulot à la station-service. Rafa adore sa mère mais il a du mal à vivre avec cette mère canon qui ne se remet pas d’un combat de boxe perdu injustement ; un combat qui lui aurait ouvert la porte de compétitions internationales. En plus de son boulot d’employé, Rafa propose aussi de donner des cours particuliers de maths. Son premier élève, Benjamin, 14 ans, est le fils d’Helena March, beauté fascinante, violoniste de tout premier plan et concertiste qu’on s’arrache. Oui mais voilà ! Helena est persuadée que son fils veut la tuer avec un couteau touareg.

Marisa est belle, très belle et terriblement rebelle. La vie lui a concocté un parcours santé à la mesure de son tempérament à moins que ce ne soit son foutu caractère qui a hérissé sa vie d’obstacles et d’emmerdements à répétition. Elle a donné, Marisa. La mère étant une coquille vide, c’est elle qui s’est occupé d’élever la fratrie, trois mecs. Elle les a torchés, les a emmenés à l’école (pas toujours à l’heure, c’est vrai), leur a fait à manger, fait les devoirs avec eux. Marisa est ce que l’on appelle communément une personnalité bipolaire et elle en a pleinement conscience. « …Je suis à deux vitesses. Je file mon sang dès qu’il y a une collecte, à l’occasion, je donnerais un organe, j’aide les petits vieux, j’accueille des paumés à la maison, je leur fais à bouffer, leur file du fric, ça, c’est mon bon côté. Et puis, sans que je m’y attende, ça dégringole. La dernière fois, j’y ai pas été de main morte. J’ai foutu le feu à l’entrepôt d’une banque alimentaire… ». « …Pourquoi j’ai eu un jour l’idée d’aller empoisonner les animaux du petit zoo du coin ? Qu’est-ce qu’il s’est passé pour que ça me vienne ?... ». Voilà entre autres choses ce qu’elle dit à Warren qui a fini par la retrouver après un périple pas piqué des hannetons. Avec deux mecs rencontrés dans un bistrot, il a braqué une station-service, je ne vous fais pas un dessin ni la preuve par quatre, c’est la station-service dans laquelle Rafa est employé. Rafa perd son boulot, la compagnie décide de fermer ce site de toute façon peu rentable.

Warren est sidéré, il cherchait sa moitié de sœur, il tombe sur une reine. Ils en arrivent à évoquer le paternel. Warren n’a même pas pensé demander aux gendarmes venus lui annoncer le décès de quoi ou comment était mort son père. Il apprend par Marisa qu’il a été assassiné. Personne n’a payé pour ce crime mais Marisa, elle, sait que c’est une femme. Elle a épluché tous les journaux à l’époque et le nom d’une femme a été cité à plusieurs reprises, Caroline Severini.

Dans sa langue et son style inimitables, l’auteur nous propose une nouvelle variation sur la condition humaine et sur la vie. En moins de deux cents pages, il nous assomme, nous donne le bourdon et nous abandonne. Ses livres sont des instantanés, des brèves. Ses personnages sont comme ces cailloux que l’on s’amuse à lancer dans l’eau : on ne sait pas s’ils vont couler instantanément, combien de fois ils vont ricocher et quelle direction ils vont prendre. Ses personnages ne sont pas des monstres. Tout au plus des hommes et des femmes auxquels la chance a tourné le dos ou qui sont nés sous une mauvaise étoile. L’auteur ne juge pas mais ne déresponsabilise pas non plus. La tendresse qu’il témoigne pour tous ses personnages n’amnistie pas les actes qu’ils posent pour autant. Certains sont punis, d’autres passent à travers les mailles du filet. Vous trouverez ça injuste mais la vie n’est pas juste.

S’il n’avait pas cette imagination extraordinaire, on pourrait croire que l’auteur puise son inspiration dans la page des faits divers d’un journal quelconque. Et quand bien même, on ne pourrait le lui reprocher. Son truc à Bablon, c’est de mettre tout ça dans une centrifugeuse jusqu’à obtention de la consistance voulue et de nous servir ce cocktail unique que l’on déguste à chaque fois avec un plaisir renouvelé. C’est du direct, rien à voir avec le prémâché du JT de 20 heures.

Après Trait bleu (http://jackisbackagain.over-blog.com/2015/04/trait-bleu-jacques-bablon.html),

Rouge écarlate (http://jackisbackagain.over-blog.com/2016/03/rouge-ecarlate-jacques-bablon.html) et

Nu couché sur fond vert (http://jackisbackagain.over-blog.com/2017/03/nu-couche-sur-fond-vert-jacques-bablon.html), voici Jaune soufre.

Jacques Bablon est un auteur qui se démarque complètement et c’est chez Jigal qu’il sévit pour notre plus grand bonheur.

 

Jaune soufre

Jacques Bablon

Éditions Jigal 2018

Publié dans Le noir français

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B
Ami Jean, tu résumes et argumentes avec tant de passion que je vais finir par réviser mon avis sur l'auteur. Bien à toi.
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Y
Toutes les couleurs de J. Bablon sont à déguster, ce jaune comme les autres. A chaque fois, ça marche, j'aime assez l'image du mixer
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