Les Retournants - Michel Moatti - Hervé Chopin Éditions

Publié le par Jean Dewilde

 

Vous le savez, Michel Moatti est un auteur que je porte en haute estime. Après Retour à Whitechapel, Blackout Baby et Tu n’auras pas peur dont vous pouvez lire mes chroniques sur ce blog, voici Les Retournants.

Nous sommes en août 1918 sur le front de la Somme. Adrien Jansen et Pierre Vasseur sont deux officiers de l’armée française. Le premier a trente-six ans, le grade de lieutenant et était dans le civil instituteur à Rouen. Le second, lieutenant aussi, quarante ans, parisien. C’est dans la tête de Vasseur qu’a germé le projet fou de déserter, l’échappée belle. Une idée dingue mais est-elle insensée au vu des rumeurs qui enflent selon lesquelles Foch aurait choisi l’offensive, la grande, la finale. Comme dit Vasseur : « Voilà un homme qui sait ce qu’il veut, avec la peau des autres… ». Faut-il être fou ou désespéré  pour oser croire qu’on peut disparaître ainsi, définitivement, sans laisser aucune trace derrière soi ? Les deux hommes connaissent le sort réservé aux déserteurs : le peloton d’exécution ou le bagne. En ce qui les concerne, ce ne sera ni l’un ou l’autre, ils ont la malchance de croiser un gendarme qui fait preuve de trop de curiosité à leur égard ; Vasseur ne le tue pas, il le massacre. Va pour la guillotine !

Jansen connaissait la violence de Vasseur avant de s’enfuir avec lui. Une violence extrême, malsaine et jouissive. Il l’avait déjà  vu à l’œuvre, il savait. Le hasard leur fera croiser la route de deux chasseurs à pied de la 1re armée, enfin, de leurs cadavres allongés dans l’arrière-cour d’un bistrot, proprement décapités par des éclats d’obus. Après avoir accroché tant bien que mal leurs propres plaques d’identité sur les deux morts, ils trouveront  dans le bistrot, sur d’autres cadavres, L’occasion de se forger une nouvelle identité sous la forme de passeports de police et du ministère de la Guerre, les meilleurs qui soient, des papiers de médecin, des sauf-conduits.

Vasseur devient Pierre Vally et Jansen prend le patronyme de Julien Malka. Sur leur piste sanglante, un capitaine de gendarmerie, François Delestre, rattaché à la prévôté d’Amiens, la police judiciaire militaire. Surnommé Le chien de sang, Delestre, en professionnel de la traque, sait parfaitement qu’on ne disparaît jamais vraiment, il y a toujours quelque part des traces, des témoins. Et des traces, ils en laissent ; le parcours des deux hommes est jonché de cadavres qui ont eu pour seul tort de croiser le regard de Vasseur Vally. Aucun témoin, tel est le mantra de ce dernier. Leurs pérégrinations vont les mener jusqu’au domaine d’Ansennes. Dans cette propriété vivent reclus un vieil industriel au bord de la faillite, Paul de Givrais, sa fille Mathilde qui souffre de tuberculose et Nelly Voyelle, leur gouvernante. Les deux fuyards qui se déclarent en mission de prospection pour ouvrir une clinique en bord de mer trouvent grâce aux yeux du vieil homme qui les invite à partager le repas du soir. Tandis que Delestre, le chien de sang tente de remonter leur piste, Vally et Malka s’installent pour de bon chez les de Givrais. Petit à petit, insidieusement, le comportement des deux hommes va semer la graine du soupçon dans la tête du vieillard.

Toute l’horreur de la Grande Guerre est décrite dans la scène d’ouverture du livre dans laquelle des soldats hagards et exténués observent le corps cisaillé en deux d’un de leurs frères d’armes. «…Un simple tronc de carton-pâte minutieusement peint à la main par les artistes de la section camouflage. Tout le monde l’avait vu arriver de l’arrière, et tout le monde avait suivi sa mise en place, l’avant-veille, au cœur de la nuit noire. Un tube de pâte à papier doublé d’un blindage de 20 mm, et équipé d’une œillère. La visée était maquillée en nœud dans le bois, juste à la hauteur des yeux du guetteur que l’arbre dissimulait depuis presque deux jours. Et Peschelin – le guetteur – était encore dedans. Comme l’arbre, il était coupé en deux. On voyait nettement, à travers les quarante mètres qui les séparaient de l’arbre, son corps terriblement mutilé ».

Michel Moatti ne pose pas de questions, il raconte. Mais sous le couvert du récit, il suscite immanquablement des réflexions  chez son lecteur. Peut-on reprocher à des hommes qui savent qu’ils ont toutes les chances de mourir de tenter de se soustraire à leur sort ? Il faut rappeler ici que les  soldats qui refusaient de sortir des tranchées pouvaient être abattus par leurs officiers. S’ils n’étaient pas déchiquetés par une rafale de mitrailleuse allemande, une balle dans le dos les attendait.

Ce que raconte fort bien l’auteur au travers de la fuite éperdue des deux lieutenants, c’est la méfiance dont ils doivent faire preuve à l’égard de toute personne qu’ils rencontrent, militaire, bien sûr, mais civile aussi. Ils sont parmi les leurs et ne peuvent pourtant se fier à personne.

Le terme embusqué désigne en France pendant la Première Guerre mondiale un homme valide en âge d’être mobilisé éloigné des postes de combat (Wikipédia). Pour les soldats de première ligne, les embusqués englobent tous ceux qui ne sont pas dans les tranchées et ça fait du monde. Nos deux déserteurs n’ont que mépris pour ceux qu’ils croisent et dont ils sont convaincus qu’ils ont échappé aux tranchées par relation ou par un piston quelconque. Néanmoins, ils doivent se faire discrets. Sur ce point, j’ai moins apprécié le choix de l’auteur de faire de l’un des deux – Vasseur – un psychopathe. En matière de discrétion, c’est raté et c’est paradoxal car Vasseur tue précisément pour ne pas laisser de témoins de leur passage. Mais Vasseur est une bête enragée, capable de déchirer d’un coup de dent la gorge d’un ennemi avant de sortir son sexe et de jouir sur son visage. Les cadavres atrocement mutilés sont la plus belle des signatures. Pour Delestre, le chien de sang, c’est une voie royale, du pain béni.

Vasseur prend trop de place, occulte le paysage, crève l’écran, dirait-on en langage cinématographique. J’aurais préféré côtoyer un personnage plus subtil, plus tourmenté, moins dans la caricature. Il est impossible pour le lecteur de s’identifier à l’un ou à l’autre et c’est un peu dommage car j’aurais pu être un de ces deux soldats qui ne font rien d’autre que de vouloir sauver leur peau ou qui ont simplement peur de mourir.

L’atmosphère à Ansennes, demeure d’un autre temps, à l’écart de tout, repliée sur elle-même comme le sont ses occupants, est glaciale. Entre le vieux de Givrais, vieillard cacochyme  et aigri, Nelly, la gouvernante, jeune veuve de guerre de trente-sept ans, Mathilde, la phtisique et nos deux retournants, un huis clos silencieux et pesant s’installe. Seuls quelques propos banals échangés lors du repas du soir viennent égayer le mutisme ambiant. En tout état de cause, Ansennes n’est qu’une étape, nos deux fuyards savent pertinemment qu’ils ne pourront y rester éternellement. Peut-être soupçonnent-ils aussi que l’issue, malgré les subterfuges, les mensonges et le temps qui passe ne peut être heureuse.

Michel Moatti nous offre un roman noir, âpre et violent. Une folie meurtrière. Un aveuglement qui a coûté la vie à des centaines de milliers d’hommes, jeunes, jetés en pâture, séquestrés dans les tranchées, abrutis de mauvais vin et rendus fous et sourds par le vacarme ininterrompu des obus à balles.

Si le livre est passionnant, il le doit beaucoup à l’écriture de son auteur, qui fait la part belle au parler de l’époque ; beaucoup de mots dont on comprend le sens sans avoir recours au dictionnaire, je rassure les plus fainéants, ne sont plus guère d’usage aujourd’hui ; ils enrichissent la narration et confèrent justesse et authenticité au récit. Cette écriture fluide qui jamais ne se perd est une des grandes qualités de l’auteur, que je retrouve dans chacun de ses romans, quel que soit le sujet abordé. C’est un bonheur de lire Moatti.  

 

Les Retournants

Michel Moatti

Éditions Hervé Chopin 2018

 

 

 

 

Publié dans Le noir français

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L
une bien belle chronique mon ami ! c'est toujours un plaisir de te lire ! je n'ai pas acheté celui ci, mais je me le note pour sa sortie poche ! je ne crois pas avoir déjà lu cet auteur qui plus est !
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J
Mon ami, Vincent non plus n'a pas encore eu l'occasion de lire cet auteur. Mais vous faites quoi vous deux? Blague à part, je ne peux que te conseiller la lecture d'un de ses romans en poche (10/18, je pense). Aucun personnage récurrent, donc, tu choisis celui que tu veux. Merci de ton commentaire. Bises.
P
Salut mon ami, que voilà une belle chronique sur un livre que j'ai fini cette semaine. je ne t'en dis pas plus, j'ai beaucoup aimé les ambiances, et il m'a manqué un peu de tension alors que les 2 fuyards poursuivis par le Chien de sang aurait pu amener cette dualité qui t'a manqué. Enthousiasmant tout en me disant qu'il m'a manqué un petit quelque chose. Amitiés
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J
Mon ami, j'ai vraiment hâte de lire ta chronique. Effectivement, les ambiances sont parfaites, le lecteur a vraiment l'impression d'un grand vide dans cette propriété d'Ansennes, où tout se joue et rien ne se passe. Il m'a manqué sans doute comme tu le dis cette dualité. C'est vrai que les dialogues avec un psychopathe tournent vite court et ce manque de répondant - par la force des choses - dessert la narration. Très bon roman malgré cette restriction mais nous devenons difficiles. Bises.
V
Belle chronique, Jean. Je n'ai encore rien lu de cet auteur, et à lire les différents retours sur ses bouquins, c'est une lacune, que je vais m'efforcer de combler au plus tôt.<br /> Amitiés.
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J
Mon ami, j'ai renoncé à combler depuis longtemps mais voilà bien un auteur que j'apprécie. Commence par Retour à Whitechapel qui est formidable, remarquablement documenté et qui restitue merveilleusement bien l'atmosphère qui régnait à Londres du temps de Jack (pas moi) l'Éventreur. Bises.