La ferme aux poupées – Wojciech Chmielarz – Éditions Agullo

Après Pyromane, un premier opus réussi et convainquant (http://jackisbackagain.over-blog.com/2017/05/pyromane-wojciech-chmielarz.html), l’auteur polonais nous revient avec une deuxième enquête de l’inspecteur Jakup Mortka, dit le Kub. Nous ne sommes plus à Varsovie mais à Kretowice, petite ville de province située à environ quatre cents kilomètres au sud-ouest de la capitale polonaise, en Basse-Silésie. Officiellement, il y est envoyé dans le cadre d’un échange de compétences avec la police locale. En réalité, sa hiérarchie souhaite le mettre provisoirement sur la touche après ses « excès » dans l’enquête sur le pyromane.
Kretowice est par essence la petite ville de province où rien ne se passe ou quasi. Alcoolisation de fin de semaine avec, à la clé, bagarres et tapage ; vols de véhicules, plus rarement cambriolages dans les habitations, un peu de came et quelques scènes de violence conjugale, c’est à peu près tout ce que doit affronter la police locale. Le Kub s’emmerde mais il aurait certainement aimé s’emmerder encore un peu s’il avait pu deviner la violence des faits qui vont déferler.
Tout commence par la disparition d’une gamine, Marta, onze ans, qui met sur pied de guerre tout ce que la police de Kretowice compte comme agents. Grzegorz Bratkowski, vingt-huit ans, rentier, est rapidement interpellé. Il a le profil, arrêté trois ans auparavant pour soupçon d’agression sexuelle, affaire classée en raison de la faiblesse des éléments de preuve. Un an plus tard, il est à nouveau inquiété lors d’une descente sur un réseau de pédophilie sur Internet et arrêté pour possession d’images pédopornographiques. De nouveau, le procureur n’a retenu aucune charge. L’affaire semble donc pliée d’autant que le suspect passe aux aveux et des aveux détaillés. Sauf sur l’endroit où il aurait abandonné la fillette. C’est précisément cette profusion de détails qui sème le doute dans l’esprit de Mortka. Aurait-il affaire à un pédophile mythomane ? Les recherches se poursuivent et c’est Mortka himself qui retrouve la petite Marta, prostrée mais vivante au fond d’une ancienne mine d’extraction d’uranium. Elle n’est pas seule, le sol autour d’elle est jonché d’ossements humains.
C’est à ce moment précis que le Kub prend conscience de l’énormité de sa découverte. Quatre ou cinq corps de femmes ou de ce qu’il en reste. Personne à Kretowice n’est à même de traiter une affaire de cette envergure. Il est sur place, c’est vers lui que les regards se tournent. Il est inspecteur à la Criminelle et même s’il n’est pas d’ici, il est normal qu’il prenne les rênes de l’enquête. Comprenez aussi qu’on ne se bouscule pas au portillon, la vérité est que personne n’en veut, de cette affaire. Point de tueur en série dans La ferme aux poupées. Ce que le Kub a mis au jour, c’est un réseau de prostitution clandestine qui vaut à cette affaire la qualification de traite des êtres humains. Nous sommes donc bien dans une enquête policière et non dans un thriller glauque et sanglant. La ferme aux poupées traite de vraies thématiques. L’une d’elles vise les rapports entre les Polonais et la communauté tsigane, rapports que nous pouvons extrapoler aisément à nos sentiments vis-à-vis des gens du voyage en général. Sentiments trop souvent empreints de clichés et autres stéréotypes. Pour autant, ces clichés et idées toute faites trouvent leur origine dans une réalité que l’on ne connaît pas davantage. L’auteur s’est beaucoup documenté sur le sujet et il restitue au plus juste le produit de ses lectures, conversations et recherches. Ainsi s’exprime Katarzyna Kowal, une Rom polonaise : « Alors, le Kub, tu sais à quoi on peut s’attendre de leur part. Les Tsiganes n’apprécient pas l’éducation, en particulier chez les filles. Pour Lucas, l’idéal aurait été qu’Adela se marie à son treizième anniversaire et mette un enfant au monde année après année, comme une chienne reproductrice… ». « …Elle savait lire, elle savait compter, c’est-à-dire qu’elle en savait plus que ne le doit une Tsigane. Du moins, selon Lucas… ». « …D’ailleurs, le Kub, regarde-moi ! (Elle désignait ses jambes.) Je suis en pantalon ! Pour un Rom polonais, c’est suffisant pour être impure !... »
Entre une minorité tsigane qui a ses codes, sa culture et un mode de vie bien à elle et les Polonais de Kretowice, les tensions sont très vives. Certains attisent le feu qui couve par intérêt, par haine ou les deux. Le moindre incident est le plus souvent monté en épingle et déchaine les passions des deux camps. Alors, quand on parle de meurtres, les raccourcis habituellement utilisés sont encore plus courts, les déductions automatiques et les suspects à portée de main.
C’est dans ce climat détestable que le Kub mène l’enquête. Une enquête semée de chausse-trappes, de leurres. Il ne connaît pas le microcosme local, se heurte à la mauvaise volonté et à la mauvaise foi, même de la part de ses collègues qui ne le voient que comme un empêcheur de tourner en rond venu de la capitale. Il en faut plus pour le mettre à terre. Tout comme dans Pyromane, cette affaire l’accapare et l’absorbe tout entier. Il a cette faculté de voir plus loin et plus vite que les autres, d’analyser ce que les faits ne disent pas, d’aller au-delà des constats bruts et surtout de refermer toutes les portes. Alors et alors seulement, il trouve un peu d’apaisement, un sentiment furtif parce qu’il se retrouve brutalement face à une vie affective en friche. Ses deux fils grandissent sans lui, avec son ex-femme et son nouveau compagnon qui est en mesure, lui, de leur offrir une vie stable.
Le Kub est un enquêteur jusqu’au bout des ongles, un flic borderline, le point de rupture n’est jamais bien loin. Il l’avait d’ailleurs franchi lors de sa première enquête. Il a une soif d’équité et de justice telle qu’aucun compromis n’est possible, encore moins de compromission. Chacun doit payer à l’aune de son implication. Il ne lâche rien. Tout comme dans Pyromane, j’aurais écrit le mot FIN plus tôt. Pas par envie mais parce qu’il me semblait que tout avait été dit et résolu. Dans un dernier coup de rein, alors que tout le monde a déjà les yeux tournés ailleurs, le Kub va finir le job parce que, oui, il y a encore quelqu’un qui doit payer.
Un excellent polar qui ose évoquer des sujets sensibles. L’auteur ne se brûle pas les ailes pour autant, gardant toujours la distance voulue avec les événements qu’il narre. Celui qui en prend plein la tronche, c’est son personnage récurrent auquel le lecteur s’attache de plus en plus. Mais on l’aime pour ça, Jakup Mortka, dit le Kub.
La ferme aux poupées
Farma Lalek
Traduit du polonais par Erik Veaux
Wojciech Chmielarz
Agullo Éditions (2017)