L'aigle des tourbières - Gérard Coquet (Éditions Jigal 2019)

Publié le par Jean Dewilde

 

C’est un immense plaisir de retrouver Gérard Coquet après Connemara Black (http://jackisbackagain.over-blog.com/2017/03/connemara-black-gerard-coquet.html) paru voici deux ans.

Il nous revient en grande forme, en état de grâce quasiment avec L’aigle des tourbières. Les quatre-vingt-dix premières pages ont pour cadre ce merveilleux pays dans lequel nous rêvons tous d’aller passer nos vacances, j’ai nommé l’Albanie. Nous sommes au début des années quatre-vingt, le pays et ses habitants subissent le régime totalitaire de Enver Hoxha. Un dictateur, même communiste, reste un dictateur. La situation est d’autant plus dangereuse et explosive que le régime est à bout de souffle, les prétendants au pouvoir poussent tant et plus.

Décembre 1981. Nous faisons la connaissance de Susan Guivarch, nom de jeune fille, McGrath. Française, journaliste engagée, communiste, elle a été envoyée par le journal du Parti pour rencontrer le camarade président Hoxha, dresser son portrait et comprendre les sinuosités de sa ligne politique. Cela fait un an qu’elle est à Tirana, attendant une hypothétique invitation ; le mot convocation serait plus juste. On lui a dit qu’elle devait au préalable s’imprégner de la logique du mouvement hoxhiste sans lui préciser la durée de l’imprégnation.

Quand vient le jour tant attendu, Susan, fort anxieuse, ne se doute pas qu’un piège lui est tendu. Grâce à l’intervention d’un tiers, son exfiltration et celle de son fils Bobby, douze ans, sont organisées à la hâte. Susan n’a plus qu’une idée en tête, rejoindre son Irlande natale et y couler des jours paisibles, ses idéaux politiques en berne, loin de tout, loin de la folie. Car l’Albanie, sous Enver Hoxha, ce sont les rafles, les exécutions sommaire, les déplacements de population.

Ce que Susan ignore, c’est que sa fuite a provoqué un authentique carnage et en Albanie, rien ne passe par la case pertes et profits ; tout se paye. Jamais un crime ne reste impuni. Elle a laissé derrière elle des gens qui ont soif de vengeance et pour lesquels un voyage en Irlande pour solder les comptes est devenu la seule raison de vivre.

Quand la sonnerie de son portable retentit, l’inspecteur Ciara McMurphy qui est plutôt en mode « affaires courantes », entendez Jameson et Guinness, est très loin de se douter que l’enfer s’invite à nouveau dans ce coin perdu d’Irlande. Si elle a bien une affaire de cœur en délicatesse, c’est surtout son caractère de cochon qui laisse des traces. Et ce n’est assurément pas son partenaire, le sergent Bryan Doyle, le rouquin, qui prétendra le contraire. Étrangement, cette association fonctionne plutôt bien même si elle dépend en grande partie de la capacité de Bryan à la boucler. C’est précisément Doyle qu’elle a au bout du fil qui l’informe d’une scène de crime sur laquelle leur présence est souhaitée. Après avoir râlé pour la forme, McMurphy retrouve Doyle dans un endroit quasi inaccessible. Les attend un cadavre qui n’a plus de mains et dont la tête a été broyée par une machine à extraire la tourbe. Suicide ou meurtre ? Biffez la mention inutile.

Vous avez certainement observé au fil de vos lectures à quel point un meurtre en appelle d’autres. Comme un saignement qui se transforme en hémorragie. Le meurtre d’Andrew McGrath - il a fallu patienter pour l’identification - est le prélude à une symphonie meurtrière dirigée par un chef d’orchestre qui ne dit pas son nom. À charge pour McMurphy et Doyle de découvrir qui est à la baguette.  

Dans les romans de Gérard Coquet, les paysages, les personnages et le poids des traditions pèsent autant, si pas davantage que l’intrigue. S’il a choisi l’Albanie pour démarrer son histoire, c’est tout sauf le hasard. Avez-vous déjà entendu parler du Kanun, sorte de droit médiéval encore profondément enraciné aujourd’hui ? La très redoutable mafia albanaise, constituée de clans, est soumise à ce code ancestral. Ce cadre législatif fixe les modalités de la vendetta. Un exemple pour illustrer le propos : le Kanun prescrivant expressément que la vengeance ne peut pas être exécutée à l’intérieur de l’habitation du meurtrier, aujourd’hui encore, surtout dans le nord du pays, de nombreuses familles vivent recluses et cloîtrées dans leurs maisons pour se soustraire à la vengeance.  

Revenons à nos moutons et l’Irlande n’en manque pas. Ici aussi, tout est affaire de tradition, de légendes et de guerre de clans. Il était donc assez naturel de jumeler, le temps d’un roman, l’Albanie et l’Irlande.

Pour le lecteur, il est impossible de ne pas percevoir le plaisir qu’a eu l’auteur à écrire ; une écriture particulièrement soignée qui immerge le lecteur dans cette Irlande hivernale, où rien ni personne ne reste sec bien longtemps, où les feux de tourbe peinent à réchauffer les âmes. Et puis, il y a ces images et métaphores superbes qui vous obligent à un arrêt sur la page.

« Pendant le trajet, Ciara s’évertua à ne penser à rien, bercée par une ribambelle de ballades irlandaises capables d’apporter la paix au Moyen-Orient. »

« A droite, les rares réverbères éclairaient des poteaux électriques fantomatiques, penchés par le vent d’ouest au-dessus des tourbières gorgées de flotte acide. Planquée derrière un rideau de brouillard, une lune indifférente refusait de s’occuper de cette désolation. »

L’auteur s’appuie sur ce tandem McMurphy/Doyle dont les deux composantes tiennent la baraque. Ciara McMurphy carbure à l’instinct, entièrement à l’écoute de ses tripes tandis que Brian Doyle aime prendre un peu de hauteur et analyser les événements.

Comme dans Connemara Black, l’auteur a soigné le spectacle et nous offre un dénouement grandiose et flamboyant où les survivants s’affrontent pour solde de tout compte. Étrangement, j’ai du mal à apprécier cette manière de clore l’histoire ; Je ne peux pas parler de précipitation car l’auteur a minutieusement préparé le show. Est-ce l’air de déjà vu et déjà lu, c’est probable. J’ai survolé l’acte final car en toute franchise, on s’en fiche un peu de qui reste sur le carreau.

Je suis d’autant plus à l’aise pour évoquer ce bémol que L’aigle des tourbières est un excellent roman. Je ne connaissais rien de l’Albanie, un pays rarement visité par les auteurs de polar et de noir. Le Kanun m’a passionné tout comme la vie des Albanais sous le régime d’Enver Hoxha. Gérard Coquet, par son formidable talent à créer des atmosphères, nous rend ce pays encore plus inhospitalier. Les gens sont durs, taciturnes, méfiants et taiseux, le décor est lugubre. Le lecteur est presque soulagé de se retrouver en Irlande, dans des paysages pourtant désolés et martyrisés par le vent, la pluie et le froid. Il s’y sent un peu chez lui. Ici aussi, les gens parlent peu, ne se confient pas.

Très bien documenté mais sans excès et donc sans lourdeurs, L’aigle des tourbières, outre le fait de vous faire voyager léger et malin, est une très belle variation sur ces thèmes universels et éternels que sont l’amitié, la trahison, la vengeance, l’amour et…la mort.

Quatrième de couverture

Au pays de l’Aigle, la coutume ancestrale, le Kanun, fait force de loi ! Il n’y est question que de vendettas et dettes de sang… Et dans le nord de l’Albanie, entre contrebandiers, armées des Balkans et clans mafieux, le Kanun a fort à faire ! Susan s'y retrouve prise au piège avec son fils Bobby entre les absurdités du régime d’Enver Hoxha et la perte de ses illusions politiques. Des années plus tard, en Irlande, terre celtique de beauté et de mystères, Ciara McMurphy, flic de son état, coule des jours tranquilles entre affaires courantes, Guinness et feux de tourbe jusqu’à ce qu’un rapace ne vienne troubler sa quiétude… Bobby le fou, un fantôme du passé, un monstre dressé à tuer, semble de retour sur ses terres ancestrales avec l’étrange Markus Noli, émissaire d’Interpol, à ses trousses. Et dans leur sillage, une brochette de cadavres qui commencent à faire désordre… Des rochers d’Aughrus Point écrasés par les vagues aux plages étincelantes de Bunowen Bay, Ciara, pour s’extirper des griffes de ces vautours, devra très vite apprendre à danser… Parce qu’ici, comme le dit la chanson : « La folie, ça se danse ! »

 

L’aigle des tourbières

Gérard Coquet

Éditions Jigal (février 2019)

Publié dans Le noir français

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