Avant que tout se brise - Megan Abbott (Le Livre de Poche)

Publié le par Jean Dewilde

Avant que tout se brise - Megan Abbott (Le Livre de Poche)

Ce n’est qu’en refermant ce polar psychologique que le malaise vague, diffus mais bien réel que je ressentais a éclaté. L’auteure a réussi son entreprise : me rendre complice de ses personnages, de leurs actes et surtout de leurs actes manqués.

Pour celles et ceux qui ne la connaîtraient pas encore et vous ne devez pas être fort nombreux, Megan Abbott, c’est l’auteure d’Adieu Gloria, prix Edgar Allan Poe du meilleur livre de poche original en 2008. Avant que tout se brise est son neuvième roman et nous propulse dans l’univers implacable des gymnastes féminines. Nous sommes dans n’importe quelle petite ville middle class des États-Unis. Une petite ville où tout le monde se connaît de près ou de loin. A priori, rien de remarquable si ne c’est le gymnase local, le BelStars dans lequel s’entraîne celle qui porte à bout de bras les espoirs de médaille de toute une communauté. Elle s’appelle  Devon Knox, la plus prometteuse et sans conteste la plus talentueuse.

Pourtant, ce ne sont pas les obstacles qui ont manqué. A trois ans, Devon perd deux orteils, sectionnés par la lame de la tondeuse à gazon paternelle. Une blessure à l’ischio-jambier l’empêchera de participer à la compétition pour devenir une gymnaste Élite Junior, compétition à laquelle elle participera l’année suivante, débarrassée de ses soucis physiques.

Devon a treize ans, mesure 1,47 mètre, tous les regards sont fixés sur elle. Elle assure à la poutre, au sol et aux barres, une prestation d’ensemble exemplaire. Reste le saut du cheval. Et la faute : à la réception, un pied se retrouve à l’extérieur du couloir. Devon est éliminée pour sept dixièmes. Déception, désillusion.

Qu’à cela ne tienne, Devon visera directement la catégorie Élite Senior, sous la houlette de Teddy Belfour, Coach T, l’entraîneur le plus décoré de l’État, celui qui murmure à l’oreille des gymnastes. Ensuite, l’objectif est l’équipe nationale et puis l’équipe olympique.

Megan Abbott nous plonge dans le monde fascinant et impitoyable de la compétition avec ses travers et ses excès. Mais pas que. Derrière les apparences d’une communauté soudée qui vit et vibre au son des agrès, elle nous montre les envies et les rancoeurs qui fissurent cette harmonie de façade. Il faut peu de choses, une seule personne en vérité pour semer le trouble.

Il s’appelle Ryan Beck, un jeune homme avenant et amène. Ryan est le petit ami de Hailey, superbe blonde au teint doré, nièce du Coach T.,  entraîneuse vénérée  par ses élèves de huit et neuf ans. Tout le monde aime Ryan, les filles, les parents des filles, surtout les mères. Il fait l’unanimité, il est serviable, drôle, a toujours un mot pour chacune. Mais quand Ryan meurt accidentellement, c’est une chape de plomb qui s’abat sur ce microcosme. Après la stupéfaction que génère le drame, le lecteur découvre parmi ces parents qui ont consacré tout leur temps, beaucoup d’argent et tous leurs loisirs à l’essor du gymnase et à la carrière de leurs filles d’autres motivations, moins nobles, plus triviales. Sans vraiment l’énoncer, la mort de Ryan Beck, pour regrettable qu’elle soit, perturbe les entraînements et cela à quelques semaines à peine des compétitions Élite Senior. Il ne faudrait pas que la mort de l’adolescent mette en péril des années de travail acharné. En d’autres mots, il faut passer à autre chose. On entend aussi des rumeurs selon lesquelles Ryan n’était pas un garçon aussi exemplaire que cela, qu’il avait des antécédents judiciaires. De là à dire qu’il l’a bien cherché…

Katie et Eric Knox sont les parents de Devon. Une mère et un père bien sous tous les rapports qui ont fait de la réussite sportive de leur fille au plus haut niveau la priorité absolue.

« …Et donc la gymnastique devint le centre, la puissante épine dorsale de toute leur vie. Devon eut cinq, six, sept ans : des milliers d’heures de trajet entre la maison et le gymnase pour participer aux compétitions, une demi-douzaine de visites aux urgences pour un orteil cassé, une entorse au genou, un coude déboîté, ou sept points de suture quand elle s’était mordu la langue en tombant des barres asymétriques.

Et l’argent dépensé.  Les inscriptions à la salle de gym, aux compétitions, l’équipement, les voyages, les adhésions au club de supporters. Eric et Katie avaient cessé de compter, s’habituant peu à peu à l’inflation des relevés de carte de crédit... »

Je ne veux pas oublier de parler de Drew, le petit frère de Devon. Un enfant adorable, délicat et rêveur pour reprendre les termes de sa mère. Un enfant qui grandit dans l’ombre de sa sœur, dont les parents n’attendent rien et n’exigent rien, pourvu qu’il se plie à cette existence exclusivement consacrée à sa sœur. De fait, Drew ne pose jamais problème. Je me suis fait la réflexion en refermant le bouquin, il n’y a pas un seul dialogue entre Devon et Drew. Pour Devon, il n’existe pas ; pas une marque de tendresse ou d’affection de la grande sœur pour son petit frère, ce qui traduit parfaitement la machine de guerre qu’elle est devenue.

D’ailleurs, en apparence tout au moins, Devon n’est pas trop affectée par la disparition brutale de Ryan. Passé le choc, elle piétine et s’énerve de ne pas pouvoir s’entraîner comme elle le voudrait, comme il le faudrait, surtout, eu égard à la proximité des compétitions Élite Senior. Son père, Eric, a parfaitement pris la mesure du danger et c’est une première, sans en parler à Katie, il prend des mesures qu’il estime indispensables pour préserver les chances de succès de leur fille.

Megan Abbott a confié le rôle de narratrice à Katie. C’est donc par le prisme de la mère que nous suivons l’ascension de Devon vers les sommets. Katie croit connaître sa fille par cœur mais est-ce vraiment possible quand derrière la gymnaste se cache une adolescente qui se transforme ? Car c’est aussi cela dont parle l’auteure : un monde d’enfants et d’adolescentes façonné par des adultes, des adolescentes prisonnières des ambitions de leurs parents, des corps empêchés, torturés, abîmés.

« …C’était remarquable, quand on y réfléchissait, se disait Katie. Sa fille, déjà si solide, dont le corps était un missile air-air, s’était métamorphosée en cette incroyable force. Des épaules comme un mât de bateau, des biceps noueux, des jambes en béton, des bras secs et nerveux, une ligne droite et dure du buste au cou, un tronc sans hanches posé sur des cuisses semblables à des poutres en chêne... »

La fin justifie-t-elle les moyens ? Et de quelle fin parle-t-on ? Megan Abbott signe avec Avant que tout se brise un roman âpre et cynique où le Diable revêt des visages bien différents. Un sacré bon bouquin, impossible à lâcher.

Quatrième de couverture

Elle a les épaules élancées, les hanches étroites et mesure moins de 1,55 mètre. À quinze ans, Devon est le jeune espoir du club de gymnastique Belstars, l'étoile montante sur qui se posent tous les regards, admiratifs ou envieux. Quand on est les parents d'une enfant hors norme, impossible de glisser sur les rails d'une vie ordinaire. C'est du moins ce que pense Katie, la mère de Devon, qui se dévoue corps et âme à la réussite de sa fille, même si cela demande des sacrifices.
Lorsqu'un incident tragique au sein de leur communauté réveille les pires rumeurs, Katie flaire le danger et sort les griffes. Rien ni personne ne doit entraver la route toute tracée pour sa fille. Reste à déterminer quel prix Katie est prête à payer.

 

Avant que tout se brise

Titre original : You Will Know Me

Megan Abbott

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch

Éditions Le Masque (24 août 2016)

Le Livre de Poche (23 août 2017)

Publié dans Le noir américain

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Commenter cet article
V
Oupsss... J'ai une petite fille de 13 ans qui fait de la gymnastique... Heureusement, elle pratique à une niveau moyen, plus pour le plaisir que pour la compétition. Mais je vais quand même recommander ce livre à sa maman... Cela donne une image inquiétante de ce milieu où la victoire est à n'importe quel prix... La bise, mon ami...
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J
Bonjour mon ami,<br /> <br /> Effectivement, ce livre traite, entre autres, des dérives du sport à haut niveau et de la gloire qu'espèrent recueillir les parents au travers des performances de leurs filles. Ce qui est glaçant, c'est cette dynamique invisible et néfaste qui s'installe petit à petit avec la perte de vue de l'essentiel. Bises, mon ami.
S
Merci pour ce partage.<br /> Une auteure que je connais, mais que je n'ai encore jamais lue.
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J
Bonjour Sharon,<br /> <br /> Peut-être l'occasion de la découvrir à moindre frais, puisque le roman est disponible en Poche. Amitiés.