La nuit divisée – Wessel Ebersohn – Rivages/Noir

Publié le par Jean Dewilde

 

Wessel Ebersohn est né en 1940 à Capetown. Il est le créateur du personnage de Yudel Gordon, un psychologue juif affecté au service des prisons.  Nous sommes au temps de l’apartheid, certaines lois sont manifestement favorables aux criminels et la torture est tout, sauf une abstraction.

Dans Divide the Night (La Nuit divisée), paru en 1981, le psychologue Yudel Gordon doit examiner Johnny Weizmann, un vieil épicier raciste de Johannesbourg qui a abattu une petite fille noire dont le tort est de s’être introduite dans sa réserve pour lui chaparder une boîte de biscuits. Le psychologue apprend peu à peu que l'épicier a tué ainsi huit personnes en dix ans et qu'il laisse volontairement ouverte la nuit la porte de la réserve jouxtant sa boutique. Mais pourquoi ? Pour mieux attirer ses victimes ? Pour pouvoir les abattre en mettant la loi de son côté ?

Gordon prend très vite conscience que son patient n’est dans son cabinet que suite à un jugement qui le condamne à consulter un psychologue. Comme ce jugement ne mentionne ni la durée du suivi ni les résultats à obtenir, Gordon ne voit qu’une issue pour empêcher son patient de commettre de nouveaux meurtres : un jugement qui le condamnerait à une peine d’emprisonnement. Dans un pays où seuls les Blancs peuvent porter une arme et où toute atteinte à la propriété (dégradation, cambriolage) peut valoir à son auteur une balle ou plus dans la peau, Gordon n’a pas partie gagnée d’autant que Weizmann a de solides appuis dans les milieux du pouvoir blanc.

« …Toute cette affaire dépassait l’entendement de n’importe quel homme raisonnable. Et pourtant, dans un certain sens, ce n’était pas si difficile que cela à comprendre. Il existait une loi non écrite dans le Code civil sud-africain comme quoi le cambrioleur, celui qui profanait le sanctuaire du domicile privé, pouvait être tué d’un coup de revolver. Aucune cour de justice ne prenait jamais la défense d’un cambrioleur désarmé contre un propriétaire armé. Dans une société où les biens de consommation étaient concentrés dans les maisons de ceux qui faisaient la loi et qui étaient les seuls à être autorisés à posséder une arme, dans une société où la plupart des cambrioleurs ne possédaient rien qui puisse être volé et n’étaient pas autorisés à s’armer, dans une telle société, tuer un cambrioleur n’avait pas grande importance… »

Le lecteur qui  fait le choix de lire un polar qui se déroule en Afrique du Sud, à l’époque de l’apartheid ne s’attend pas à rire de bout en bout. La nuit divisée entre complètement dans le moule. C’est un bouquin sombre, du début à la fin, un bouquin glaçant, du début à la fin, un bouquin qui souligne combien la vie d’un Noir est insignifiante et précaire.

Le livre s’ouvre sur la scène de cette gamine abattue de sang-froid. Plongée dans l’horreur. Dans nos démocraties, cet acte barbare et délibéré vaudrait à son auteur une condamnation à perpétuité et beaucoup réclameraient le rétablissement de la peine capitale. Imaginez : Cissy Abrahamse, quatorze ans, est la neuvième victime de Johnny Weizman. S’il n’est pas inquiété, c’est parce que la loi sud-africaine légitime ses meurtres. Des hommes comme Weizmann, il y en a des milliers. La notion de bien et de mal leur est étrangère. La seule chose qui leur importe est  la loi qui les protège.

Dans un contexte particulièrement hostile, Yudel Gordon peut compter sur le soutien, le seul, de son ami, le colonel Freek Jordaan. Jordaan connaît beaucoup de monde. Mais il sait aussi quelles sont les limites à ne pas franchir pour ne pas effaroucher le pouvoir en place, pour ne pas attirer l’attention sur lui et sa famille. Gordon, lui, donne l’impression d’un petit bonhomme qui ne tient pas en place. Au nom de la justice, il est déterminé à mettre l’épicier hors d’état de nuire quitte à se mettre en danger, lui et les autres.

Alors, quand la rumeur enfle et se propage, rumeur selon laquelle un Noir aurait été témoin du meurtre de Cissy,  Gordon n’a plus qu’une idée en tête : retrouver cet homme et le convaincre de témoigner. Il n’est bien évidemment pas le seul à vouloir mettre la main sur Muntu Majola, c’est son nom. Mieux que quiconque, Gordon sait qu’il est préférable de ne pas remuer la vase mais son sens un peu old school de la justice le précipite dans un tourbillon de violence que plus personne ne maîtrisera.

Il n’y a pas de héros dans ce roman très noir. Même Gordon et Jordaan se rendent coupables de lâcheté ordinaire face à ce qu’ils voient et subissent. Il y a cette scène de torture d’une cruauté infinie dans laquelle le bourreau se tient derrière sa victime, une jeune femme, noire, évidemment. Ce qui la rend terrible, presque insoutenable, c’est le nombre de spectateurs, parmi lesquels Gordon et Jordaan.

Le titre de ce roman terriblement prenant m’a questionné pendant ma lecture. En toute franchise, je ne le trouve pas terrible. Par nuit divisée, il faut comprendre que la nuit est le retour à l’intime, à l’amour et à la famille. Elle protège d’un monde hostile et rassemble ceux qui s’aiment. Mais la nuit représente aussi le royaume de la peur, de la violence et parfois de la mort. Elle annonce beaucoup trop souvent l’heure de la mort.

La nuit divisée est le deuxième volet de la série mettant en scène Yudel Gordon. Le premier s’intitule Coin perdu pour mourir, les trois suivants sont Le cercle fermé, La tuerie d’octobre et La nuit est leur royaume, dans l’ordre de parution.

La bonne littérature ne vieillit pas. Ce bouquin a quasi quarante ans et pourrait avoir été écrit hier ou…demain.

 

La nuit divisée

Divide the Night

Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Hélène Prouteau ou Nathalie Godard

Éditions Rivages/Noir

 

Publié dans Le noir sud-africain

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