Masses critiques – Ronan Gouézec – Éditions du Rouergue (Noir) 2019

Publié le par Jean Dewilde

 

Autant vous l’annoncer d’emblée, ce roman noir et très sombre est un petit bijou. Un bijou de concision, d’émotions et de poésie. Il ne faut pas plus de quelques lignes pour être emporté par l’écriture de Ronan Gouézec. Cet homme écrit merveilleusement bien.

D’un côté, il y a René Joffre, la cinquantaine, le restaurateur étoilé dont l’établissement domine la rade. De l’autre, la famille Banneck, le père et ses deux fils, des engeances, des nuisibles, des malfaisants. Enfin, le père disparaît très vite du récit, restent les deux fils dont l’aîné, surtout l’aîné, est une vraie crapule. René a eu la très mauvaise idée de faire affaire avec les Banneck au moment d’ouvrir son restaurant. C’était il y a longtemps. Il ne se passe pour ainsi dire pas un jour sans qu’un des Banneck ne lui rappelle sa dette. René, lui, n’en peut plus de cracher au bassinet. Avec la disparition du père Banneck, il nourrit quelque espoir insensé, c’est sans compter sur le frère aîné, sans doute le plus pugnace et le plus rancunier de la famille.

Marc, cinquante-trois ans, est l’ami de René depuis toujours. Depuis les bancs de l’école. Ils étaient gros et ont compris très vite que leur handicap alimentait les railleries de leurs condisciples. Ils ont aussi compris, en faisant front à deux contre tous, que plus personne ne leur cherchait des crosses. Ils sont comme deux frères, donneraient leur vie l’un pour l’autre.  Ils savent presque tout l’un de l’autre. Le presque, c’est cette dette dont René est redevable. Cette erreur de jeunesse, il en est tellement honteux qu’il ne l’a jamais mentionnée ni à Marc, ni à son épouse Yvette et sa fille, Claire. Ça lui colle à la peau, ça l’empêche de respirer, c’est une chaîne au bout de laquelle le boulet Banneck pèse de tout son poids.

Entre Marc et Claire, La Bête et la Belle, un amour fou s’est frayé un passage. Un amour d’autant plus intense qu’improbable, Claire a vingt-quatre ans, Marc bientôt cinquante-trois. Un amour inexplicable mais si on se met à expliquer l’amour, on n’a pas fini.

Sans surprise, l’auteur plante le décor du roman en Bretagne, sur cette côte sauvage, hostile et d’une beauté à couper le souffle. Ce n’est cependant pas la carte postale que l’auteur veut nous révéler car la région souffre, les emplois sont rares, précaires et mal payés. Beaucoup sont partis travailler ailleurs, par nécessité, pas par choix. Marc le sait bien, lui qui travaille depuis trop longtemps comme conseiller financier dans une agence. Une réorganisation est à prévoir, elle est d’ailleurs en cours. Reste à savoir s’il sera le suivant sur la liste.

Un drame ne peut être total si le destin ne se positionne pas au-dessus des personnages. Un drame ne peut être parfait que s’il prive les personnages de toute emprise sur le cours des événements. Les hommes ne sont plus que des marionnettes, la seule question est de savoir quand le fil qui les anime va se briser. Les regrets et les remords, les tentatives de rachat et d’amendement sont écrasés, pilonnés, pulvérisés par quelque chose d’immensément fort, d’immensément puissant et hors de portée de l’entendement humain.

Vous êtes sans doute nombreux et nombreuses à avoir lu et apprécié le premier roman de l’auteur, Rade amère, paru en 2018 chez le même éditeur. Je l’avais lu avec plaisir, il avait d’ailleurs attiré les regards, été récompensé par le Prix de la Roquette 2018 (ne m’en demandez pas plus sur ce prix). Clairement, avec Masses critiques, Ronan Gouézec a franchi plusieurs paliers. Dans une ambiance crépusculaire, l’auteur laisse libre cours à une sensibilité maîtrisée : personnages hautement attachants, dialogues ciselés. Quand tout est dit au bout de deux cents pages denses et éprouvantes, je dis : chapeau, l’artiste.

Extrait

Le filet s’écrase sur le plancher poisseux. Il glisse aussitôt hors de portée, tant le roulis est fort. Les paquets de mer arrivent, entassés en grand désordre de verts ténébreux, de gris charbonneux. De temps à autre une explosion mousseuse vient franger les voûtes de ces cathédrales romanes en folle procession. C’est une dentelle délicate et éphémère. Les lames se précipitent. Elles s’empilent, s’assemblent en blocs denses quasi solides. Un monticule liquide est en train de naître. C’est un rejeton boursouflé et gueulard d’une mer furibonde. Il n’en finit pas de s’édifier, de s’écrouler sur lui-même avant de rouler et de se reconstituer un peu plus loin, crachant et grondant.

Quatrième de couverture

Cette nuit-là, les Banneck, père et fils, se sont embarqués pour une pêche interdite, comme ils en avaient l'habitude. Le père à la barre. Les deux fils en plongée. Le vieux Banneck avait trop bu. Le bateau n'est pas rentré au port. René Joffre, le restaurateur dont l'élégant établissement domine la rade, a cru que s'en était fini de l'extorsion de fonds, du chantage que ces trois-là, mais surtout le vieux, lui infligeaient depuis des mois.
Et que la vie allait se poursuivre en paix, avec Yvette, sa femme, et Marc, son ami d'enfance, son alter ego, celui sur qui il avait toujours pu compter. Sans imaginer que ce dernier compromettrait leur amitié, ni que les Banneck reviendraient des abysses, plus vengeurs et dangereux que jamais. 

 

Masses critiques

Ronan Gouézec

Éditions du Rouergue noir 2019

 

 

Publié dans Le noir français

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