Les jardins d’hiver – Michel Moatti – Éditions Hervé Chopin (octobre 2020).

Publié le par Jean Dewilde

 

Michel Moatti est un auteur que j’affectionne énormément. Passer à côté d’un de ses romans me semble inconcevable. Une sorte de confiance aveugle, de crédit absolu. J’ai déjà pas mal bourlingué en sa compagnie, changé d’époque et de pays. J’ai adoré le Londres de Jack l’Éventreur (Retour à Whitechapel) et de la Seconde Guerre mondiale (Blackout Baby), adoré aussi la paire Lynn Dunsday/Trevor Sugden dans l’Angleterre d’aujourd’hui (Tu n’auras pas peur et Et tout sera silence). Après une escapade en France pendant la première Guerre mondiale (Les Retournants), il nous emmène avec Les jardins d’hiver en Argentine. Cette incursion en Amérique du Sud n’a rien de touristique, elle nous plonge dans les années de dictature, de 1976 à 1983.

Quatrième de couverture.

Buenos Aires, 1979. Qui est vraiment Jorge Neuman ? Un écrivain populaire, figure de la résistance à la junte militaire au pouvoir ?

Ou un homme totalement détruit par la disparition de sa fille, puis de sa femme ?

J’ai rencontré Jorge Neuman par hasard, en pleine Guerre sale. Je l’ai ramassé sur le bord de la route, alors qu’il venait de s’enfuir d’un camp. Il m’a raconté, m’a ouvert les yeux. Il a voulu que je dise au monde entier ce qui se passait dans son pays, mais j’ai eu peur. Je suis rentré en France et lui a disparu.

Aujourd’hui, quarante années plus tard, je recherche ses traces partout où il a pu en laisser. Je cherche ceux qui ont croisé sa route, comme le sinistre capitaine Vidal, qui a sans doute assassiné celles qu’il aimait. Je cherche, et maintenant j’ai peur de ce que je vais trouver.

Le narrateur s’appelle Mathieu Ermine. Jeune, vingt-trois ans, il est à Buenos Aires au titre de la coopération et occupe ce qu’il appelle lui-même un tout petit poste au sein de l’Institut français. En clair, depuis quasi deux ans, il distribue des livres et des documents francophones aux étudiants et aux retraités qui fréquentent l’Institut. Rien, sinon le hasard, ne le prédestinait à rencontrer Jorge Neuman.

En deux ans de présence sur le sol argentin, Mathieu ne sait rien ou quasi rien des exactions de la junte au pouvoir. Il n’est qu’un jeune homme assez terne, et de son propre aveu, sans envie, qui barre sur un calendrier les semaines qui lui restent à effectuer au service culturel de l’Institut. Pour cette raison, sa rencontre avec Neuman et surtout ses conséquences potentielles le terrifie. Il n’a pas les épaules pour recueillir les confidences d’un homme détruit par le pouvoir en place et encore moins pour entendre sa détermination à se venger. Comme tant d’autres, Mathieu Ermine va quitter l’Argentine au plus vite avec, dans ses bagages, une épaisse enveloppe de papier kraft contenant plusieurs centaines de pages remplies de l’écriture de Jorge Neuman. Mathieu suppose que Neuman a fait déposer cette enveloppe au comptoir d’accueil de l’Institut. Que va-t-il en faire à son retour sur le sol français ? Franchement, il n’en sait rien.

Héros dans son pays, reconnu et célébré pour son roman Le traité des heures silencieuses, Jorge Neuman est peu connu en Europe. Encouragé par un vieux professeur, Mathieu mettra beaucoup de temps avant de publier enfin Jorge Neuman, le disparu de Buenos Aires. La publication de l’ouvrage lui ouvrira les portes de la diaspora argentine réfugiée en France et lui assurera une légitimité qu’il sait ne pas mériter. Après tout, il n’a rencontré Neuman qu’à deux reprises avant qu’il ne disparaisse définitivement. Mais il est la dernière personne à l’avoir vu vivant et à ce titre, il est sollicité de toutes parts. Sans compter que c’est à lui que Neuman a confié ses écrits.

Bien évidemment, le roman de Michel Moatti est un hommage adressé aux disparus (desaparecidos), celles et ceux dont la famille a perdu la trace du jour au lendemain, emmenés par les militaires de la junte à bord de leurs tristement célèbres Falcon. Ils étaient torturés dans les centres de détention aménagés par la junte avant d’être abattus et leurs corps disséminés là où personne ne pouvait les retrouver. Vous avez probablement tous entendu parler des vols de la mort, au cours desquels des milliers de victimes furent larguées dans l'océan Atlantique, vivantes et droguées, depuis des avions militaires.

« Nous tuerons d’abord tous les subversifs, ensuite leurs collaborateurs, puis leurs sympathisants, ceux qui restent indifférents, et finalement, nous tuerons les indécis. » Cette phrase, prononcée fin 1977 par le général Ibérico Saint-Jean, gouverneur de Buenos Aires et responsable de l’ensemble des centres de détention du pays, donne froid dans le dos et une idée de la folie meurtrière de la junte.

L’extrait suivant issu des notes confiées par Neuman à Mathieu Ermine clôturera (presque) cette tentative de chronique tant il est malaisé de raconter en quelques lignes la barbarie.

« …Je croyais qu’ils relâchaient des gens pour que nous répandions la terreur dans nos rangs, en racontant par le menu ce qu’ils faisaient quand ils mettaient la main sur nous. Ils ont prévu bien pire. Ils font de nous des traîtres en puissance. Si nous sommes revenus, s’ils nous ont relâchés, c’est que nous avons parlé. C’est que nous avons cédé. C’est que nous avons trahi. Nous avons donné des noms, des listes, des adresses. Le prix de notre liberté précaire, c’est celui de la trahison et de la dénonciation. »

Quand j’ai commencé la lecture des Jardins d’hiver, je me suis posé cette question : « Ai-je vraiment envie de lire cette histoire maintenant ? » A priori, la réponse était non. Et puis, grâce à cette faculté qu’a l’auteur de camper des personnages à la fois complexes et terriblement ordinaires, proches de nous, je me suis senti aspiré par le destin funeste et tragique du peuple argentin durant ce que la junte militaire a cyniquement appelé le Processus de réorganisation nationale. La terreur a régné de 1976 à 1983. C’est long, très long.

A la fois fiction, récit et documentaire, Les jardins d’hiver possèdent cette puissance évocatrice que Michel Moatti instille dans tous ses romans. Une lecture qui secoue, un texte terrifiant, des événements effroyables. Mais si nous, êtres humains, ne le lisons pas, n’est-ce pas laisser la porte grande ouverte aux barbares ?

 

Les jardins d’hiver

Michel Moatti

Éditions Hervé Chopin (octobre 2020)

 

Publié dans Le noir français

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