Le fourbi - Jean
Chapitre 1
Geneviève Mainmise faisait un examen minutieux de la tenue vestimentaire de son mari, le commissaire Raymond Débusque. Ils s’étaient rencontrés une vingtaine d’années plus tôt lors d’un vernissage à la maison communale d’Ixelles.
- Mais, mon chéri, cela ne va pas du tout ! Mets des bottes et tu passeras pour un officier SS !
- Qu’est-ce qui ne va pas ? La cravate ? C’est la seule que j’ai. Noire, en tricot et la laine s’effiloche, que veux-tu que je te dise ?
- D’abord, on ne met pas une cravate au-dessus d’un pull à col roulé, et l’association blazer turquoise, pull à col roulé brun et cravate noire ne te met pas du tout en valeur.
- Je me disais bien que quelque chose clochait…
Décrire Geneviève Mainmise revenait à la couper en deux, dans l’horizontalité.
Dix-neuf ans la séparaient de son mari. Une coiffure courte faite de cheveux denses et noirs encadrait un visage sur lequel prospéraient cinq verrues à poils longs disposées de manière aléatoire. Petites oreilles, lèvres plaines, nez mignon et yeux verts menaient un combat vain et désespéré. Les esprits bienveillants la surnommaient « phacochère », quant aux autres…
En revanche, elle possédait les jambes les plus parfaites que l’on puisse trouver : longues, interminables, fuselées et galbées, le tout surmonté d’un cul d’enfer.
De dos, elle faisait bander tout le monde sans exception, même ceux qui savaient.
Raymond Débusque aimait sa femme, tout simplement. Pour lui, les verrues qu’elle arborait étaient « des protubérances de savoir et de sagesse ».
Il quitta le domicile vers huit heures, vêtu d’une chemise saumon, d’un pantalon noir en flanelle et d’un blazer gris clair, la classe. Cédric, un membre de son équipe, l’attendait dans une Alpha de service. Alors qu’il s’apprêtait à monter à l’arrière, Cédric lui cria : « devant ! ».
Sans poser de questions, le commissaire s’assit à l’avant. Cédric le gratifia d’un « salut, patron ». Le commissaire dont l’odorat n’était pas le sens le plus aiguisé fut pris d’un haut-le cœur aussi soudain que violent. Il se retourna vers la banquette arrière jonchée d’essuie-tout et de vieux journaux.
- Ah, non, vous n’allez pas vous y mettre, patron, pas vous ?
- Ouvrez grand les vitres et expliquez-moi, Cédric !
- Y a pas de mystère, patron, un grand black irascible a mal digéré son transfert à l’antenne, cette nuit, c’est aussi simple que ça. Si j’ai bien compris, ce serait de la moambe, vous savez, un plat typique de chez eux, une vraie saloperie avec des épinards sauvages. Heureusement, j’ai trouvé un rouleau de papiers absorbants et quelques feuilles de chou dans le coffre, sinon, j’vous dis pas, ce serait intenable dans cette caisse. Allez, prenez une clope, dans moins de dix minutes, vous serez chez Willeputte.
Débusque, en allumant la cigarette que lui tendait Cédric, sortit sa phrase fétiche : « bah, il y a plus grave ».
Chapitre 2
En attendant d’être introduit dans le bureau du commissaire divisionnaire, Débusque complimentait Marie-Ange, la secrétaire.
- Quel raffinement, Marie-Ange, le vernis des ongles en harmonie avec la couleur des paupières, c’est sublime ! Et cela de grand matin !
- Vous êtes trop, trop cool, commissaire ; sur ce, elle s’extirpa de derrière son bureau pour lui faire admirer le vernis des ongles de ses orteils, du même vert pomme que les ongles de ses mains et du vert à paupières.
- Mais vous vous devez vous lever à l’aube pour réaliser cette prouesse, Marie-Ange ?
- Un peu, répondit Marie-Ange d’une moue mélancolique, j’essaie de plaire aux hommes.
- Pas avec moi, Marie-Ange, ils doivent être légion à se prosterner à vos pieds ! Ne me dites pas le contraire, je ne vous croirais pas.
Alors que Marie-Ange tombait en sanglots, la double porte en chêne s’ouvrit :
- Débusque, arrêtez la drague et rentrez, je vous prie.
- Ah, Fernand, vous savez tout l’intérêt que je porte au personnel, policier ou civil.
- Je dois reconnaître que Marie-Ange est dotée d’attributs intéressants mais elle est bête, mais alors bête, vous n’avez pas idée et puis, qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
- Vous vous trompez, Fernand, je vous le dis et vous le redirai encore ; elle manque de confiance, la petiote et vous refusez de lui accorder la vôtre, ce n’est pas bien, pas bien du tout !
- Dites, Débusque, vous croyez que vous êtes ici pourquoi ? Pour accroître votre cheptel, pour grossir le salmigondis de votre tas d’andouilles ? Assoyez-vous et écoutez-moi attentivement !
- Fernand, vous me mettez dans l’embarras et dans de mauvaises dispositions, dites-moi plutôt quel fauteuil mettrait le plus en valeur ma tenue, selon vous, bien sûr ?
- Alors, là, pas d’hésitation, restez-debout !
- Vous me désobligez, Fernand.
- Arrêtez de faire le pitre, j’ai une journée chargée et des décisions à vous communiquer. Un changement radical dans les priorités de la zone Bruxelles-Ixelles. Un mot, un seul : sécurité avec un S majuscule.
- J’avoue que je ne comprends pas l’approche laxiste, osons même dire le laisser-aller qui a pris le pas sur un phénomène somme toute marginal. Comment quelques centaines de noirs en colère en viennent à s’en prendre aux biens et aux personnes, tout cela pour de soi-disant fraudes qui auraient marqué les élections présidentielles au Congo ? Et cela pendant plusieurs jours d’affilée, consternant ! Enfin, je ne suis pas là pour m’appesantir sur les responsabilités des uns et des autres.
- Exact, Débusque, Dieu m’en préserve, vous n’avez pas été mêlé à ces exactions déplorables. Puisque j’ai abordé le thème de la sécurité, j’en viens tout naturellement à me pencher sur le comportement de votre bande de bras cassés.
- Je vous arrête, Fernand ; à ma connaissance, je n’ai personne à déplorer dans mon équipe qui porte un plâtre.
- Faites le malin, j’ai ici devant moi, une plainte d’un citoyen africain, du Gabon pour être précis, qui a été embarqué par votre équipe la nuit dernière sous un prétexte fallacieux. Cet homme, muni d’une carte d’identité spéciale, un membre de l’ambassade donc, en bonne santé, a remis tripes et boyaux durant son transfert en vos locaux tant il a été effaré et effrayé par les « exploits » du chauffeur. Je veux que vous m’ameniez votre « Fangio » qui aura certes le droit d’expliquer sa conduite démentielle et je prendrai moi-même la sanction idoine.
- Sauf votre respect, Fernand, je n’apprécie pas l’expression « sous un prétexte fallacieux » qui ne veut rien dire. Comme je le fais toujours, je mènerai mon enquête au sein de mes bras cassés et ensuite seulement, je vous ferai parvenir par memo la version juste mais équilibrée des événements. Et j’aime beaucoup vous rappeler que lorsque j’ai été nommé à la tête du « Fourbi », j’ai fait preuve de beaucoup de clairvoyance en faisant stipuler que j’étais la seule et unique personne habilitée à prendre une sanction à l’encontre d’un des membres de mon équipe. Vous en avez fini ?
- Très provisoirement, je vous assure.
- Eh bien, bonjour à votre dame ou votre compagnon, tant de rumeurs circulent et prenez-soin de Marie-Ange, mettez-là en valeur. J’aurais le cœur à la débaucher si elle s’étiole.
- Foutez-moi le camp, Débusque, vous puez, littéralement.
- La vie est bizarre, il n’est pas impossible qu’un citoyen gabonais soit la cause de cette mauvaise odeur. Je vous souhaite une belle journée.