Nous avons les mains rouges – Jean Meckert – Éditions Joëlle Losfeld (janvier 2020)

Publié le par Jean Dewilde

 

Jean Meckert raconte la tragédie des mains rouges, rouges de sang. Dans la montagne, le chef d'un maquis, M. d'Essartaut, ses deux jeunes filles, le pasteur Bertod et quelques camarades continuent, deux ans après la Libération, une épuration qu'ils pensent juste. Ils s'attaquent aux profiteurs, aux trafiquants, aux joueurs du double jeu. Jusqu'à ce que la mort de M. d'Essartaut, survenue au cours d'une expédition punitive, disperse le petit groupe, ces êtres assoiffés de pureté et de justice sont amenés à pratiquer le terrorisme et à commettre des meurtres, tout en se demandant amèrement si le monde contre lequel ils ont combattu n'était pas d'essence plus noble qu'une odieuse démocratie où le mythe de la Liberté ne sert que les puissants, les habiles et les crapules.

A moins d’être de marbre ou de granit, ce livre vous laissera au minimum désemparés. Plus certainement, je l’espère, vous serez assaillis non pas par des questions mais par un questionnement intime et secret : aurais-je participé à ces expéditions meurtrières? Aurais-je été un meneur, un suiveur, aurais-je fui, aurais-je dit non ? Jusqu’où aurais-je pu aller sans perdre mon humanité ? Aurais-je été un fort-en-gueule, un harangueur ? Il est impossible de lire ce roman sans s’impliquer personnellement d’une façon ou d’une autre, ce qui en fait une lecture complètement unique et addictive. Ce n’est pas le moindre mérite de ce roman écrit en 1947 que de réussir à immerger le lecteur dans les événements qu’il relate et les questions qu’il soulève. Nous avons les mains rouges est un roman d’une profonde modernité et le sera encore dans cent ou deux cents ans car il nous parle de l’homme et de ses turpitudes. Pour le coup, c’est cette période trouble de l’après-guerre, peu visitée en littérature que l’auteur explore. Un tourbillon de violence dans lequel se sont engouffrés des hommes et des femmes qui, par leurs actions radicales, ont tué au nom d’une justice qui n’était pas rendue. L’auteur témoigne, ne juge pas.

La préface signée Stéphanie Delestré et Hervé Delouche est remarquable. Lisez-là avant, pendant ou après, ça m’est bien égal mais lisez-là !

Le livre débute par la sortie de prison de Laurent Lavalette qui a fini de purger une peine de vingt-deux mois pour meurtre. Cette peine clémente s’explique par le fait que les jurés ont estimé qu’il avait agi en état de légitime défense. Sans le sou et sans but, il rencontre dans l’unique café du village Monsieur d’Essartaut et Armand, son homme de main. Ce dernier le convainc de venir travailler dans la scierie de son patron, quelque part dans la montagne. Il y est chaleureusement accueilli par les deux filles de Monsieur d’Essarteau, Hélène, l’aînée et Christine, la cadette sourde et muette. Au contact de la nature et de la bonne chère, Laurent reprend rapidement du poil de la bête et apprend le travail du bois avec Armand.

Laurent est un observateur, il n’a pas l’habitude de donner son avis et encore moins qu’on le lui demande. Un type facile à vivre, en somme. Sans grands besoins, il se fond dans le décor, fait ce qu’on lui demande et en fin de compte, se plaît bien dans cette famille de substitution. Le patron l’a à la bonne, Armand l’apprécie. S’il y a un nuage à l’horizon, c’est Hélène. Il est vrai que Laurent en pince pour Christine mais les mises en garde de la sœur aînée sont dissuasives et Laurent ne les outrepasse pas. Puisqu’il fait désormais partie de la famille, c’est tout naturellement qu’un soir, il accompagne Armand et d’Essarteau dans l’une de leurs expéditions. Il n’y participe d’ailleurs pas vraiment, il est plutôt spectateur et n’a même pas une place de choix. Ne rien faire, c’est aussi faire un choix. Cela revient à laisser les autres choisir pour vous, c’est commode dans un premier temps, désastreux, voire irrémédiable dans un second.

L’écriture de Jean Meckert est une pure merveille, à la fois simple et puissamment évocatrice. Pas moyen pour le lecteur de se cacher derrière les mots, ils sont impitoyables. Je ne suis pas particulièrement fier d’appartenir à l’espèce humaine après avoir lu ce texte d’une noirceur absolue. Ainsi, Hélène, dans un moment de grande détresse, se livre :

Elle avait comme une impression de vide atroce au cœur, d’absurdité tragique, de pauvreté vivante. Des larmes lui vinrent comme un spasme. Pendant quelques secondes, elle pleura. Tout un passé défila, rapide et écrasant. Son petit frère noyé, qu’elle avait retrouvé la première, contre la vanne, alors qu’elle avait huit ans. Sa mère, morte de froid, une jambe brisée dans la neige, l’hiver suivant, qu’elle avait retrouvée la première encore. Mort ! Mort ! Visage crispé et dents à l’air, ricanement tordu, regard fixe et basculé…Comme Julien Chauffier ramassé sur la route. Comme Robert Deboine. Tous deux, nuque éclatée, cervelle en bouillie rouge et peau qui se vidait de sang…Comme encore les trois Allemands de la traction avant, dont deux avaient brûlé sous la voiture et se tordaient encore, demi-carbonisés…Comme le milicien au visage gonflé, hideux, tragique, tué à coups de poings, aplati, crevé par les gars…Mort ! Mort !...Le même visage défiguré de François, si gentil garçon, et devenu grotesque au bout de sa souffrance, retrouvé mort et demi-enterré dans un talus, et qui sentait la terre, la pourriture, un œil bouffé, l’autre goguenard et indécent…Comment garder encore de la fraîcheur, de la bonté au cœur, avec la Mort qui la suivait depuis si longtemps déjà, au sourire fixe du garçonnet noyé, de sa mère épouvantée de froid, et des autres morts, plus tard venus, comme des étreintes dans sa vie de jeune fille…

Je ne connaissais pas l’auteur avant de lire Nous avons les mains rouges. Sa vie elle-même est un roman, vous en avez un aperçu dans la biographie proposée en fin d’ouvrage. Jean Meckert fait une entrée fracassante dans le monde des lettres avec Les coups, publié en 1940 par Gallimard et salué par Gide, Queneau, Martin du Gard et bien d’autres. C’est en 1947 qu’il publie Nous avons les mains rouges. Quatre mois avant Sartre, il s’attaque à la Résistance et à l’épuration qui a accompagné la Libération.

Je n’ai pas signé d’accord bipartite avec Lau Lo du blog Evadez-moi. Comme c’est elle qui m’a donné l’envie de lire ce roman dur et indispensable, je vous renseigne le lien vers sa chronique du livre : http://www.evadez-moi.com/archives/2020/01/23/37965887.html

Je suis sincèrement reconnaissant aux éditions Joëlle Losfeld de mettre ou remettre Jean Meckert au premier plan. De l’auteur ont déjà été réédités dans la collection Arcanes :

Je suis un monstre, 2005

La marche au canon, 2005

L’homme au marteau, 2006

La tragédie de Lurs, 2007

Justice est faite, 2008

Nous sommes tous des assassins, 2008

 

 

Les mains rouges

Jean Meckert

Éditions Joëlle Losfeld, 2020

Publié dans Le noir français

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