Cadres noirs - Pierre Lemaître
Je m’appelle Alain Delambre. J’ai cinquante-sept ans. Je suis cadre au chômage.
Il ne manque pas de courage, Alain. Quatre ans qu’il est au chômage. Il bosse tous les matins, de cinq à huit, aux Messageries pharmaceutiques. Il se lève donc tous les jours à quatre heures. Ajoutez-y de petits boulots à gauche, à droite, on l’admirerait presque notre ancien cadre. Y a-t-il moyen de tomber plus bas ? Oui, il se fait virer pour avoir donné un coup de boule au contremaître qui lui avait littéralement botté le cul.
S’il a renoncé à trouver du travail, il n’a pas renoncé à en chercher, notez la différence. On a coutume de dire que chercher du travail, est un travail à plein temps et c’est la vérité. Alors que l’espoir s’amenuise, que la rancœur, l’aigreur et l’amertume menacent sérieusement sa santé mentale, il est contacté par une grosse boîte.
Celle-ci est à la recherche d’un DRH susceptible de mener à bien un vaste plan de licenciement. Pour ce faire, il est chargé d’évaluer les cadres de cette entreprise au travers d’une « fausse » prise d’otages.
Tous les moyens sont bons, toutes les techniques de recrutement sont légitimes lorsqu’il s’agit de dénicher la perle rare. Comme je suis d’un naturel curieux, en quelques clics pertinents, j’ai découvert que la réalité rejoignait la fiction. Une prise d’otages fictive a bien eu lieu en octobre 2005. Celle-ci a été organisée par Philippe Santini, le directeur général de la régie publicitaire de France Télévisions afin de tester la cohésion de ses cadres et leurs réactions au stress.
L’auteur s’est donc inspiré de ce fait divers atterrant. Alain Delambre, le personnage central de son roman, navigue sans cesse aux confins de la folie. Son épouse, Nicole, ne veut pas qu’il participe à cette mascarade, il lui répond que c’est facile à dire quand on a un boulot.
Il va ruiner Mathilde, une de ses deux filles en la suppliant de lui prêter une grosse somme d’argent, il va se servir de sa seconde fille, Lucie, avocate et finir par se retrouver seul dans un engrenage qui le broie.
Il est impossible de ne pas éprouver de l’empathie pour Alain Delambre. Plus il s’enfonce, plus on a envie qu’il s’en sorte. On comprend ses gestes insensés, on leur trouve un sens précisément, on aime ce manipulateur infâme, ignoble parce qu’avant tout, c’est un homme blessé au plus profond, un homme aux abois qui n’a de cesse de prévenir et de parer les coups qu’on lui assène de tous côtés. Et d’y répondre par amour pour les siens.
Je ne peux pas ne pas vous dire un mot de Charles. Charles était son collègue aux Messageries pharmaceutiques. Maigre comme un clou et buvant comme un trou, il vit dans sa voiture qui ne roule plus depuis cinq ans. Il dit que c’est son « immobile home ». Il a le cœur sous la main, Charles, et bien plus encore. J’ai l’œil humide quand je pense à lui.
Pierre Lemaître nous livre un bouquin d’enfer. Je suis resté sous haute tension de la première à la dernière page. Tout y est, des émotions vraies, de l’action, des personnages crédibles auxquels on s’attache irrésistiblement. Et, en filigrane, une réflexion sur le monde du travail, un monde déshumanisant où l’homme est réduit à sa fonction et à sa rentabilité.
Gageons qu’il existe encore des entreprises dans lesquelles les salariés ne vont pas travailler chaque matin avec des semelles de plomb.
Bon sang, que j’ai aimé ce livre !
Cadres noirs
Pierre Lemaître
Le livre de Poche