Seules les proies s’enfuient – Neely Tucker (éditions Gallimard 2019 – Série noire)

Publié le par Jean Dewilde

 

Vous voulez du dépaysement, une histoire qui sort des clous, une histoire de dingues ? C’est bien simple, au fur et à mesure de ma lecture, je me disais que l’auteur avait une imagination folle et débordante tout en ayant l’intuition qu’il n’inventait pas tout et qu’il devait y avoir un fond de vérité dans ses propos. J’ai résisté à l’envie d’aller voir à la fin du livre s’il y avait quelque explication. Quand j’ai eu fini la lecture, j’ai bien entendu été lire les faits réels qui avaient nourri l’imagination de l’auteur. J’en tremble encore.

 

Une quatrième de couverture bien rédigée, je vous la restitue telle quelle :

 

Washington D.C. suffoque sous le soleil d’août et la capitale fédérale semble désertée par ses habitants. Sullivan Carter se rend au Capitole pour couvrir les débats législatifs. Alors qu’il traverse la crypte, une fusillade éclate. L’ancien reporter de guerre retrouve ses vieux instincts et se rapproche au plus près du danger. Dans un bureau, il découvre le corps d’un représentant de l’Oklahoma, des pics à glace enfoncés dans les orbites. Quand l’équipe d’intervention de la police arrive sur les lieux, le tireur a déjà disparu. Mais lorsque paraît l’article de Sullivan, le meurtrier - Terry Running Waters, Amérindien au casier judiciaire bien rempli - prend contact avec lui… Sullivan décide alors de suivre sa propre piste, en marge de l’enquête officielle, qu’il estime bâclée.

 

Dès qu’il est question de pic à glace, mon imagination a tendance à revenir trente ans en arrière et le cultissime Basic Instinct avec Sharon Stone et Michaël Douglas. Depuis lors, les pics à glace me donnent froid dans le dos. Sullivan Parker ne se sent pas très bien avec ça non plus. Pourtant, il en a déjà vu des horreurs. Les cicatrices qui lui bardent le visage et la voie ferrée dessinée sur son torse par des éclats d’obus reçus en Bosnie l’attestent. Sans compter une claudication douloureuse et un état dépressif voire anxiogène qui pourrait trouver son origine dans la mort violente de sa mère, Cindy. Abattue dans son salon de coiffure, trois coups de feu, deux dans la tête, l’argent liquide laissé dans la caisse, aucun mobile apparent, aucun suspect.

 

Tout comme son alter ego littéraire, l’auteur a été correspondant de presse dans des pays où ont sévi des conflits armés qui se disputaient la palme de l’horreur et du macabre. Seize ans de travail quotidien au Washington Post. Il y a donc beaucoup de Neely Tucker chez Sullivan (Sully) Carter. Tête brûlée sans doute, entêté certainement, Carter est le journaliste vedette du journal pour lequel il travaille. Une star qui n’a jamais renoncé à ce qui fait d’un bon journaliste un journaliste de premier plan : l’investigation.

 

Alors, Sullivan Carter s’en va, dans l’Oklahoma, sur les traces de Terry Waters, là où il est né et a grandi. Car ce qui est inconcevable est que personne n’est capable de retracer l’itinéraire de celui que l’on appelle désormais « Le tueur du Capitole ». Comme le souligne le patron de Sullivan, il est à la fois un revenant, un fantôme, le brouillard, la brume.

 

Commence un véritable travail de fourmi, une partie de questions-réponses avec des gens qui n’ont aucune envie de répondre aux questions. Des gens méfiants, taiseux, âpres qu’il faut apprivoiser sans cesse avec une patience infinie. Accepter la défaite avant de revenir à la charge sans avoir l’air d’y toucher. Avoir le flair et la conviction chevillée au corps que ces êtres bruts de décoffrage en savent plus, bien plus que toutes les organisations gouvernementales réunies. Prendre le temps, laisser venir les récits, s’exposer. Découragement interdit. Souvent, ce n’est pas parce que les gens ne veulent rien dire qu’ils ne disent rien, la plupart du temps, c’est parce qu’ils ne pensent pas à dire ce qu’ils savent. Sullivan sait cela.

 

Les enquêteurs du FBI sont aussi sur les dents, cela va de soi. L’auteur n’en fait pas un portrait flatteur. Ils étalent leurs fringues, leur arrogance et leurs certitudes, cultivent le secret comme d’autres les endives. Ils affichent rarement autre chose que du mépris pour des opinions ou hypothèses qui ne viennent pas de leurs rangs. 

 

La vraie question que les enquêteurs fédéraux devraient se poser et ne se posent pas, c’est le recours aux pics à glace. Que signifient-ils ? Pourquoi un homme, après avoir fauché une dizaine de personnes avec un fusil d’assaut, prend-il le temps d’en planter deux dans les orbites d’un représentant de l’Oklahoma ? Qu’a fait cet homme pour mériter cette fin horrible ? Le meurtrier est-il simplement fou, atteint de démence, irresponsable ?

 

C’est devenu un fameux cliché que de dire que la réalité dépasse la fiction. Et pourtant, je ne vois pas comment je pourrais vous le dire autrement. C’est hallucinant, effarant et passionnant de bout en bout.

 

Seules les proies s’enfuient est le genre de livre qu’il est impossible de lâcher en dépit d’un final un peu trop hollywoodien à mon goût. Le lecteur a tellement envie de savoir que déposer le livre, même un instant, est une frustration. L’immersion dans le quotidien d’un grand journal est fascinante. Quand en plus ledit journal est sur le point de publier un scoop, vous multipliez par dix l’agitation, la frénésie et la tension. Un monde à part dont le fonctionnement n’a aucun secret pour l’auteur.

 

Et si le thème central du livre était la révolte ultime d’un homme contre un système qui lui a tout pris, même l’impensable, en toute légalité…

 

Extrait d’une conversation téléphonique entre le tueur et Sullivan Carter :

« Je ne sais pas comment tu vas t’y prendre, t’es en cavale, avertit Sully. Peut-être que tu devrais régler tes histoires avec les fédéraux, et ensuite on s’assied pour une longue conversation. Ta mère. Tu te souviens ? Tu allais me parler d’elle. »

Un bruit de respiration, à l’autre bout de la ligne. Laborieuse. Il était en train de marcher ? Il en avait marre ?

« Sully, d’accord. Tu dois comprendre un truc. C’est capital. Seules les proies s’enfuient. Moi, je ne suis pas une proie. Je ne m’enfuis pas. Je suis le chasseur. »

 

Sachez que Seules les proies s’enfuient est la troisième enquête mettant en scène Sullivan Parker. C’est avec ce titre que j’ai fait sa connaissance et l’auteur fait preuve d’une belle habileté car jamais je n’ai été en manque de repères. Ont paru précédemment : La voie des morts, The Ways of the Dead (Série noire 2015) et A l’ombre du pouvoir, Murder D.C. (Série noire 2017). Les deux premières enquêtes ont été traduites de l’anglais (États-Unis) par Alexandra Maillard.

 

 

Seules les proies s’enfuient

Only The Hunted Run

Neely Tucker

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Raizer

Éditions Gallimard – Collection série noire 2019

Publié dans Le noir américain

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