Ne sautez pas! - Frédéric Ernotte.

Publié le par Jean Dewilde

Voilà un roman qui me torture, un texte qui me déconcerte, une prose qui me désarçonne. Ne sautez pas ! est le deuxième roman de l’auteur après C’est dans la boîte qui pour rappel a remporté le prix du Balai de la Découverte il y a quelques années. http://jackisbackagain.over-blog.com/article-c-est-dans-la-boite-frederic-ernotte-115616898.html

Avec ce titre, le lecteur peut tout imaginer. En fait Ne sautez pas ! est la supplique d’un responsable de la sécurité d’une grande entreprise adressée à un jeune homme, assis sur le rebord d’un gratte-ciel, les jambes pendant dans le vide. Un suicide potentiel qui mettrait à mal l’infaillibilité d’un système de sécurité complexe, sophistiqué et performant. Je vous rassure tout de suite, ce jeune homme, Mathias Van Rosten, la trentaine, n’a aucune intention de faire le grand saut, il mangeait tout simplement son sandwich avec avidité avant de commencer son boulot de laveur de vitres.

Laver les vitres des gratte-ciel est un métier physique, exigeant et qui requiert l’absence totale de vertige. Physique car évoluer dans une nacelle à cent-vingt mètres de haut vous expose à des vents violents qui soufflent souvent en tourbillons, au froid extrême en hiver et à la chaleur torride en été.  Mais Mathias aime son job, d’autant qu’il a comme collègue Al, cinquante-cinq ans et ces deux-là forment une fameuse paire. Tout n’est pas rose pour autant dans le quotidien de Mathias. Sa fâcheuse tendance à écraser le champignon dès qu’il est au volant lui a valu d’être condamné à des travaux d’intérêt général. C’est lui-même qui a suggéré en susurrant à la juge qu’il pourrait consacrer quelques heures à une ONG ; demande entendue et il se retrouve à vendre en porte-à- porte des petits modules en plastique pour Les îles de Paix.  Des trucs totalement inutiles qui en appellent à la générosité du quidam, ce n’est pas gagné tous les jours !

Selon l’expression consacrée, Mathias est en couple. L’élue s’appelle Elisa et exerce le métier d’infirmière dans un grand hôpital bruxellois. Elle est épaisse comme un câble de frein et arrive malgré tout à accaparer les trois quarts de notre lit nuit après nuit. Ils sont ensemble depuis quatre ans.

Le frère d’Elisa, Raphaël, est infirmier et coordinateur de projets pour Médecins Sans Frontières. Elle a pour lui une admiration sans borne.

Mathias se pose des questions, beaucoup de questions dont la principale est certainement la suivante : est-ce mal de ne pas faire le bien ? Et cette rencontre inopinée sur le toit du gratte-ciel avec le responsable de la sécurité va lui faire commettre un truc de fou, quelque chose d’inconcevable, d’inimaginable. Puisque le gars est convaincu qu’il va sauter, pourquoi ne pas en profiter en exigeant un chèque de…5000 euros au profit d’une ASBL, Objectif Ô ? Et ça marche, vous prendriez le risque, vous ?

Pendant que lui, Mathias, balance des centaines de litres d’eau potable sur les vitres d’un gratte-ciel pour agrémenter la vie et la vue de ceux qui y travaillent, des milliers de personnes meurent, faute d’y avoir accès. Vous avez tellement d’eau chez vous que vous faites caca dedans.

Elisa, Al et Raphaël agissent tous les trois comme des caisses de résonance aux états d’âme de Mathias. Al est la figure paternelle par excellence, Raphaël est en partie au moins l’expression de ce que Mathias voudrait être et Elisa a cette capacité à envoyer Mathias dans les cordes avec ses répliques cinglantes et sans appel. Ainsi, quand Mathias lui raconte « le coup du chèque », elle aura cette réponse pour le moins déstabilisante : Pourquoi tu n’as pas demandé plus ?

Je disais en début de chronique que j’avais été déconcerté par ce roman qui, selon moi, tient aussi de l’essai et du récit. Le récit d’un trentenaire qui se livre à l’introspection et qui nous pose aussi des questions fondamentales par rapport à des problèmes intemporels et universels tels que la répartition des richesses naturelles, l’eau, par exemple. L’auteur nous pousse hors de notre zone de confort et nous invite à regarder ailleurs, en Haiti notamment ; avons-nous encore un petit peu d’intérêt ou d’empathie pour ces populations meurtries à répétition ou font-elles seulement partie désormais de notre paysage audio et visuel ?

L’auteur évite soigneusement le piège du plaidoyer moralisateur et c’est bien vu.  Mais il ne nous offre pas non plus un pur divertissement. Il cherche, le temps d’un livre, non à réveiller nos consciences, mais à fendiller nos carapaces devenues bien étanches et hermétiques, c’est en tout cas le constat que je m’adresse.

Le héros, Mathias, a, à n’en pas douter, beaucoup de l’auteur, à commencer par l’âge. Et les interrogations de Mathias sont vraisemblablement les siennes. Ce qui peut déconcerter et m’a déconcerté, j’y viens en fin, c’est la candeur et la fragilité du personnage, immature, pas trop bien dans sa peau, à la fois dans et en dehors du système ; un mélange de naïveté et de lucidité. Mathias me fait beaucoup penser au personnage de bande dessinée Jérôme K. Jérôme Bloche tandis qu’Elisa rappelle inévitablement la petite amie du détective, Babette.  L’auteur est-il comme son personnage, désenchanté mais pas résigné ? C’est une question que je me pose et dont j’espère pouvoir m’entretenir avec lui lors d’une rencontre que j’espère prochaine.

Tout comme C’est dans la boîte, je retrouve dans son écriture, cette spontanéité, cette fraîcheur et cet humour qui sont très reconnaissables. La force et le talent de l’auteur résident dans l’originalité des intrigues, un polar très noir pour C’est dans la boîte et un roman « humaniste » pour Ne sautez pas ! Un auteur à part dans le paysage littéraire et c’est assez remarquable. Je vous laisse avec un extrait que j’ai beaucoup aimé.

Qu’on le veuille ou non, la mort est une première de la classe. Une employée du mois. Une fonctionnaire un peu trop zélée. La mort est une droguée du travail. Un pion sans cœur qui décime l’échiquier sans scrupule. Sans se retourner. Sans se rendre compte des dégâts. Elle détruit des vies sans se préoccuper un quart de seconde de la haine qu’on lui voue. Elle est libre. Indomptable. Gourmande et insatiable. Elle est rebelle et elle nargue tous ceux qui se mettent en travers de sa route. La mort est cruelle. Ponctuelle. Elle fixe des rendez-vous qu’elle n’oublie jamais.

 

Ne sautez pas !

Frédéric Ernotte

Éditions Lajouanie (août 2016)

 

 

 

Publié dans Le noir belge

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